Younes qui cherche un nom pour sa nouvelle boucherie, Hu qui voudrait des conseils sur les injections d’acide hyaluronique aux lèvres, Irina qui se plaint de son petit copain qui passe trop de temps sur le jeu vidéo Fortnite ou encore Nidhal, qui a cassé sa clé d’appartement en voulant ouvrir une bière... Tous sont venus demander de l’aide. Non pas à leur famille ou leurs amis, mais aux centaines de milliers d’inconnus que rassemble un groupe Facebook : Wanted Community Paris.

Créé en 2011, ce groupe est le premier d’une longue lignée. On compte aujourd’hui sur Facebook environ quatre-vingts « Wanted » dans le monde. Consacrés à un thème comme les animaux ou les vêtements, ou à des villes comme Limoges, Abidjan, New York ou Beyrouth, ils rassemblent au total plus de 800 000 internautes. Un chiffre qui en fait l’une des communautés francophones les plus populaires de Facebook... et qui contraste avec les retombées financières du projet sur ses administrateurs, Luc Jaubert, Christian Delachet et Jérémie Ballarin. Lorsqu’on leur demande combien ils ont gagné grâce à ces groupes si populaires, ils éclatent de rire. « Le calcul est vite fait. Zéro », répond Jérémie Ballarin. En cause : une règle imposée par Facebook, qui interdit de monétiser les audiences des groupes, par exemple avec la publicité.

« Se lancer »

C’est Luc Jaubert qui fonde le tout premier Wanted bons plans en 2011 – qui sera renommé « Wanted Community Paris ». Il est alors gérant d’un café de la capitale. Le groupe n’a alors vocation qu’à partager bonnes adresses ou plans logements. Il grossit petit à petit, et Christian Delachet et Jérémie Ballarin, des copains du lycée – « ou peut-être du début des études supérieures », ils ne savent plus trop – décident de se greffer au projet.

En 2014, alors que l’unique groupe Wanted compte environ 30 000 membres, les trois Bordelais d’origine vivent une soirée qu’ils décrivent comme un moment « hyper fondateur ». C’est dans un bar branché de Pigalle, au Sonart, « en écoutant de la techno », qu’ils se décident à « se lancer » pour de bon. « On s’est dit entre deux verres : “Il faut le faire, aller plus loin. Ce truc, on ne sait pas trop ce que c’est, mais il y a un vrai potentiel, et c’est en train de muter en quelque chose d’important », se souvient Jérémie Ballarin en sirotant son Perrier menthe. C’est dans cette foulée qu’ils créent d’autres Wanted, à commencer par Bordeaux.

Les trois fondateurs de Wanted. De gauche à droite, Christian, Jérémie et Luc. / Wanted Community

Et puis il y a cet autre cap, un soir de novembre 2015. Celui de l’attentat du Bataclan. Les internautes sont nombreux à ne pas avoir de nouvelles de leurs proches qui se trouvent à Paris. Les téléphones ne passent pas toujours, alors beaucoup se tournent vers Facebook, sur des groupes d’entraide, et surtout, sur Wanted. Ils postent des messages, des photos, des descriptions, des appels à l’aide. « On aurait préféré que ce soit dans d’autres circonstances, mais il faut admettre que c’est à ce moment-là que Wanted a vraiment décollé », explique Jérémie Ballarin, l’air navré.

Message de suicide

Presque du jour au lendemain, les trois copains se retrouvent avec des responsabilités qu’ils n’avaient pas imaginées. Wanted, qui était un « à-côté », devient une activité plus que chronophage. Le nombre de posts se multiplie – chaque mois, tous groupes confondus, 60 000 messages et environ 600 000 commentaires sont publiés –, et ils deviennent de plus en plus compliqués à gérer.

Du Bon Coin, Wanted est en effet passé à une sorte de Doctissimo, où les internautes viennent volontiers échanger sur des sujets personnels et intimes comme la maladie, les peines de cœur ou les désaccords familiaux.

Il arrive que de véritables appels au secours soient lancés sur les groupes. Jérémie Ballarin se souvient par exemple du post d’« une jeune femme qui avait publié un message disant qu’elle allait se suicider ».

« Heureusement, se souvient-il, la communauté est très active. En l’espace de quelques secondes, on était informés. On a pu réagir tout de suite. Luc a passé une heure au téléphone avec elle, elle n’est pas passée à l’acte. On espère qu’elle va mieux aujourd’hui. »

Une modération de plus en plus exigeante

Pour mieux faire face à ce genre de situations, les administrateurs de Wanted ont décidé de mettre de côté leurs vies professionnelles. Jérémie Ballarin a gardé son emploi de conseiller en communication à son compte, même s’il prend moins de clients qu’avant. Luc Jaubert, lui, a quitté son poste à Paris, et est resté au chômage jusqu’à la fin de ses droits. Il a alors dû reprendre le travail, mais à Bordeaux, où « la vie est moins chère ». Christian Delachet, qui était avocat chez Ernst & Young, a démissionné.

Ils passent désormais jusqu’à dix heures par jour à gérer les communautés Wanted, sans gagner « un rond » grâce à cette activité.

Heureusement, ils peuvent compter sur une équipe d’environ quatre-vingt-dix modérateurs, tous bénévoles. Marie Rupin est l’une d’entre eux. Entre deux missions pour son travail, qui consiste à tester des sites Internet, elle supervise les nouveaux modérateurs et trie les posts sur Wanted. Contrefaçon, spams, ventes non autorisées car effectuées par un professionnel, posts insultants ou haineux, cagnottes (elles ne sont plus acceptées sur Wanted, par crainte des arnaques) : les règles de modération sont nombreuses.

« Au début, ça représentait vraiment beaucoup de travail. Un post sur deux qu’on voyait, il fallait le supprimer parce qu’il était contraire aux règles de Wanted. Comme notre politique est d’envoyer un message privé explicatif à chaque fois, je ne m’arrêtais plus. Aujourd’hui on est plus nombreux, c’est moins chronophage. Même si je dois encore parfois freiner des modérateurs qui travaillent même la nuit. »

Marie Rupin peut passer plusieurs heures par jour à modérer des publications sur les groupes Wanted. / Perrine Signoret / Le Monde

Marie Rupin, qui continue de faire défiler les publications sur son écran d’ordinateur et se met à rire en en voyant une signée de son mari, dit n’avoir jamais vraiment songé à arrêter. Elle est persuadée que ce qu’apporte Wanted à ses membres vaut bien son travail gratuit.

« Continuer à mettre des frites dans l’assiette »

Luc Jaubert, Christian Delachet et Jérémie Ballarin, ont eux aussi l’optimisme féroce. Ils savent pour autant qu’il faudra trouver rapidement des solutions pour  « continuer à mettre des frites dans l’assiette ». « On a d’autres idées pour générer un peu de cash et développer des projets sympas », explique ensuite Christian Delachet.

Il cite pêle-mêle la mise en place d’une plate-forme de services – on y trouverait par exemple des plombiers ou serruriers « testés et approuvés » par l’équipe –, d’un site d’aide à la recherche de travail ou de logement pour les « Wantediens », et d’un « réseau de lieux ». Ce troisième projet, dont ils pourraient parler durant des heures s’ils n’étaient pas pressés par les rendez-vous professionnels de plus en plus nombreux, est sans doute celui qui leur tient le plus à cœur. Il se concrétisera dès le mois de juin, avec l’ouverture d’un café-restaurant dans un quartier populaire de Bordeaux – et financé sur fonds propres.

Ce café leur permettra peut-être également de remporter le gros lot : une sorte de bourse délivrée par Facebook, et pouvant atteindre 1 million de dollars (835 000 euros). Elle fait partie des mesures annoncées par le réseau social en février 2018 pour « soutenir et investir dans ceux qui construisent et animent des communautés sur Facebook », explique l’entreprise dans un communiqué.

« Ce qui leur plaît, c’est qu’on ait un peu réussi là où ils ont échoué », note Christian Delachet à ce propos, avant d’ajouter très vite, freiné par le sourire narquois de Jérémie Ballarin :

« Mince, ça fait un peu boulard. Ce que je veux dire, c’est que moi, comme pour beaucoup d’autres utilisateurs de Facebook, je ne partage plus rien sur mon profil. Je n’utilise plus que la messagerie, et les groupes. L’hyperpersonnel, ce qu’on mettait avant sur son profil Facebook, a migré vers d’autres espaces. Comme Wanted. »