Violences en marge du défilé du 1er Mai 2018 à Paris. / ALAIN JOCARD / AFP

Chronique Phil’ d’actu. Depuis le 1er mai et les affrontements qui ont eu lieu à Paris entre la police et certains manifestants, on s’interroge beaucoup, dans les médias, sur la montée de la violence. On cherche le bon terme : « casseurs », « ultragauche », « radicaux », « anarchistes » ? Les historiens se succèdent sur les plateaux pour rappeler que tout cela n’est rien à côté des actions armées dans les années 1970-1980 (celles des Brigades rouges en Italie, par exemple). Chaque homme politique interrogé est sommé de condamner ces actions. En un mot, aujourd’hui encore, le spectre de l’émeute nous hante.

Que le ministre de l’intérieur ou le chef de l’Etat condamne ces « débordements », c’est tout à fait naturel puisqu’ils sont les garants de l’ordre que ces manifestants souhaitent renverser. Les réactions de l’opposition sont bien plus intéressantes en vérité. La droite et l’extrême droite soutiennent les forces de l’ordre contre les « voyous », là encore c’est bien normal. Mais voyons du côté gauche. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) parlant « d’insupportables violences » et Olivier Faure (Parti socialiste) affirmant que « la lutte, ce n’est pas la casse », voilà qui est plus surprenant, mais en réalité révélateur de toute l’histoire de la gauche.

Une fois encore, la vieille question de la légitimité de la violence se pose. Je dis vieille, mais il faudrait plutôt dire : intemporelle. Car si la violence est un état de fait, elle est aussi un problème de droit : sans une certaine dose de violence, comment l’ordre peut-il être respecté ? Mais cela pose, en corollaire, la question suivante : sans violence, l’ordre pourrait-il être renversé ?

Le monopole de la violence

La chose est connue, elle a même été théorisée, notamment par Thomas Hobbes : l’existence d’une loi ne suffit pas pour que celle-ci soit respectée. Pour ce faire, il faut que la perspective d’un déplaisir l’emporte sur la perspective du plaisir. Autrement dit, il faut que la menace de la sanction me fasse réfléchir à deux fois avant de commettre l’infraction.

Ce pouvoir de coercition, pour être efficace, doit être appliqué, afin de montrer l’exemple (d’où les appels à « la fermeté » et à « l’autorité » de l’Etat). Et il ne doit pas être partagé : l’Etat est « détenteur du monopole de la violence physique légitime », selon la formule de Max Weber. Les deux éléments sont essentiels : il faut qu’il y ait monopole, sinon un système de régulation parallèle peut exister et mettre en péril la société (c’est le cas avec la mafia ou les cartels) ; mais il faut aussi que cette violence soit légitime. Et là est le problème, comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler : sur quoi se fonde cette légitimité ?

Ici, on peut (très) schématiquement distinguer deux écoles. La première pense que cette légitimité vient (paradoxalement) de l’arbitraire : la violence de l’Etat est légitime parce que c’est l’Etat. Si l’on n’est pas content, alors il faut prendre le pouvoir et devenir soi-même le détenteur du monopole de la violence. Ainsi, on pourra l’utiliser à des fins qui nous semblent meilleures. C’est la position de M. Mélenchon par exemple, mais aussi celle du PS.

Le nécessaire affrontement

La deuxième lecture est très différente. Elle consiste à voir dans la violence non pas seulement un moyen regrettable mais nécessaire, mais le moteur même de l’histoire. La violence de l’Etat ne serait pas plus légitime que celle de ses opposants : ce serait une lutte pour la défense d’intérêts divergents (l’Etat protégeant les intérêts des classes dominantes contre le peuple). Dans cette vision, inspirée par Marx et Engels, la légitimité serait un faux problème et seul compterait le rapport de force. Si l’Etat emploie des moyens violents, alors le peuple doit aussi pouvoir faire usage de la violence.

On voit ainsi que derrière les interrogations sur la violence en manifestation se cache un problème politique très important : celui de la définition de l’Etat. Celui-ci est-il l’émanation du peuple souverain, ou bien la représentation de l’élite ? Est-il la forme organisée de la majorité, ou bien le bras armé de la minorité ?

Un débat bienvenu

Avouons-le : il n’y a aucune réponse claire et définitive à apporter à ces questions. Ou plutôt, il n’y a aucune conciliation possible entre ces positions. Vous aurez toujours d’un côté l’argument selon lequel c’est le vote qui donne sa légitimité à un gouvernement, et de l’autre celui qui affirme que le vote ne change rien de toute façon. D’un côté ceux qui diront que « la casse » détourne le sens de la manifestation, en créant un climat de peur ; de l’autre ceux qui pensent que la manifestation sans heurts ne sert absolument à rien.

Cependant, il est très sain de se poser la question, et d’une certaine façon, c’est la preuve d’une (encore) « bonne santé politique » en France. Rappelons que nous ne manquons pas d’« alliés » et de clients de notre industrie de l’armement et de la sécurité pour lesquels ces débats ne peuvent avoir lieu.

A l’heure des célébrations du 8 mai 1945, on se souvient des résistants qui n’hésitèrent pas à faire usage de la violence et que le pouvoir de Vichy traitait de « terroristes ». Bien sûr que la situation n’est pas comparable, mais il est important de se rappeler que la politique, en règle générale, est une affaire complexe, que l’on ne peut réduire ni à des techniques de management, ni à un ordre immuable et nécessaire.

Un peu de lecture ?

- Thomas Hobbes, Léviathan (Gallimard-Folio, 2000)

- Karl Marx, Philosophie (Gallimard-Folio, 1992)

- Max Weber, Le Savant et le Politique (10/18, 2006)

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.