« C’est dégueulasse qu’ils me laissent pas entrer. » Qu’est-ce que c’est « dégueulasse » ? A Cannes, c’est loin du tapis rouge que l’on trouve la réponse, dans les bars de la Croisette, où viennent se faire mousser ceux qui ne sont pas invités aux soirées. Mythos, refoulés, malchanceux, wannabe… C’est à eux que cette chronique veut donner la parole. Paillettes et glamour au placard, #RaideCarpette vous raconte le Festival vu de l’autre côté des barrières ou du bar, là où « y’a vachement moyen de faire du cinéma ensemble ».

Elles ne se connaissent pas, mais à chaque édition de Cannes, elles sont copines. Tous et toutes sont en quête d’invitations aux projections. / Charlotte Herzog/Le Monde

Pas d’invitation, pas de projection. Au Festival de Cannes, c’est la règle. Alors, à l’entrée du Palais, ils et elles sont là. Des dizaines. Massés devant les barrières. En manque. Autour du cou, au bout de leurs bras tendus vers le ciel, ou serrées avec pudeur contre leur buste, des petites affichettes : « Une invitation pour Everybody Knows SVP » ; « J’ai besoin d’un billet comme l’air ».

En ce mardi 8 mai, Annie, Elena et Catherine espèrent récupérer des invitations pour la projection du film d’Asghar Farhadi à 19 heures. Elles ne se connaissent pas, mais à chaque édition de Cannes, elles sont copines. « D’années en années, on se retrouve entre ceux qui font la manche. On se le dit comme ça, entre nous, qu’on fait le trottoir à Cannes. »

Elena, qui a « son homme de l’autre côté qui tente la même chose », est d’origine russe, et son talent à elle, c’est d’être « figurante disponible ». Dans son sac, une petite pochette à l’intérieur de laquelle se trouvent quelques CV manuscrits et des photos d’elle sur le tapis rouge, « il y a quelques années de ça ».

Catherine elle, a de petites ballerines, un pantalon noir, un certain âge et la peau fatiguée. « Il faut se décontracter, sinon, ça fait des crampes d’estomac. Si j’ai pas d’invitation, c’est pas une souffrance. C’est un jeu. On voit des gens, des robes, des décolletés, des stars. »

« Avec votre tenue, vous n’irez nulle part »

Un homme affublé d’un pantalon beige aux multiples poches, polo rouge et tennis aux pieds, s’approche et l’interrompt en lui tapant sur l’épaule :

« – Vous vendez des invitations ? »

« – Non, on vend rien, mais vous avec votre tenue, vous n’irez nulle part, laissez tomber. »

Elle lève les sourcils et soupire, avant de reprendre son souffle : « Ils devraient me garder avec eux ici ceux qui organisent, je pourrais les aider, je connais tous les trucs. Bref, moi on me prend pas en photo, mais de toute façon, j’aime pas qu’on me prenne sans que je le décide. Sauf l’année dernière, sur le tapis, Gala m’a prise en photo à côté d’une top model, Amber… euh, je sais plus, enfin, c’était chouette. Et vous, tiens, mettez-vous à côté de moi on va faire une petite photo. Vous ressemblez à la jury là, comment elle s’appelle déjà, mince… »

« – Cate Blanchett ? »

« Oui voilà, je vais faire une photo avec vous, et je dirai que j’étais avec Cate Blanchett. Oh qu’est-ce qu’on s’amuse. Regardez ma photo de l’année dernière avec Amber machin, si, là, en arrière-plan, c’est moi ! Ah bah tiens, la fille avec le décolleté vert de tout à l’heure, elle est plus là. Elle a dû choper son invit’. Ah ça, le décolleté, ça marche. Moi je vais vous dire, je préfère me faire refouler plutôt que d’avoir l’air olé olé, hein. Cette année, j’aimerais bien voir Mad Max. Euh non, l’Odyssée de l’espace. Mais j’irai peut-être le voir en salle. C’est juste que je me suis habituée à l’écran de Cannes. Y’a des gens que je veux à tout prix rencontrer, juste deux minutes. Mais je suis pas une obsédée des stars, hein, je reste à ma place. Enfin à la place qu’on veut bien me donner. »

« Ça fait trente ans que je viens »

Annie n’est plus au milieu du passage, elle observe le délire à distance. Elle tient serré contre elle son tout petit papier. « Auriez-vous une invitation supplémentaire, s’il vous plaît ? Merci. » Elle porte une robe longue, son rouge à lèvres est impeccable, comme son brushing. Sa veste longue, assortie à l’orangé de sa robe, tombe à la juste hauteur pour découvrir ses escarpins, qui rappellent la couleur de sa bouche maquillée.

« J’ai honte de faire ça. Vous vous rendez compte ? Je suis une exploitante du cinéma, une indépendante. J’ai mon badge, mais pas d’invitation. Ça me gêne de quémander, alors que je peux voir des films comme je veux. Vous avez vu, je me suis faite belle. Vous voulez voir mes photos de l’année dernière ? J’avais une jolie robe bleue, regardez. Ça fait trente ans que je viens, ça m’est bien égal de réussir ce soir ou pas. Je reviendrais peut-être demain. Ah non, demain j’ai une soirée avec ma fille, c’est organisé par un journal de cinéma, mais je peux pas vous dire le nom, c’est privé. »

Avant de se mettre un peu à l’ombre et de me laisser filer, Catherine me fait un vrai sourire et tente de justifier sa petite pause sur le côté, à dix minutes du lancement du film qu’elle ne verra certainement pas : « C’est que je suis là depuis le début de l’après-midi, j’ai un peu mal aux jambes. Vous savez Cate, c’est peut-être pas mon monde à moi, mais moi dans ce monde-là je me sens chez moi, voilà. »