Son arrestation est à l’image du personnage : rocambolesque. Selon les informations du Monde, Jacob Waerness, ancien membre du renseignement intérieur norvégien, a été interpellé mercredi 2 mai à l’aéroport Roissy - Charles-de-Gaulle, entre deux avions lors d’une escale à Paris, dans le cadre de l’enquête sur les agissements du cimentier Lafarge en Syrie. Ce Norvégien de 40 ans, responsable de la sécurité de l’usine syrienne du groupe entre 2011 et 2013, a été mis en examen vendredi 4 mai pour « financement du terrorisme », portant à huit le nombre de mis en cause dans ce dossier.

Voilà plus d’un an que les enquêteurs cherchaient à entendre ce personnage-clé du dossier, qui travaille aujourd’hui pour le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF), en Suisse. Sa mise en examen détonne quelque peu avec la mission de cette fondation, qui entend « améliorer la sécurité des Etats et des peuples dans le cadre des principes démocratiques, du respect de la loi et des droits de l’homme ». Sur son profil LinkedIn, Jacob Waerness, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, précise disposer d’une « expertise démontrée sur le terrain dans des environnements complexes ». Un talent rare qui lui vaut aujourd’hui de se retrouver au cœur de la tourmente Lafarge.

Les douanes judiciaires, en charge de l’enquête, avaient déjà tenté de le convoquer à plusieurs reprises par téléphone en avril 2017. Sans succès. Jacob Waerness s’était alors montré peu coopératif, comme en témoigne ce procès-verbal :

« M. Jacob Waerness nous a indiqué qu’il n’avait pas de déplacement prévu à Paris dans les prochains mois. A la proposition de se voir à la frontière franco-suisse à Saint-Louis (Haut-Rhin), Monsieur Waerness a décliné la proposition et nous a indiqué qu’il préférait que nous fassions le déplacement en Suisse. A défaut, il voulait bien répondre à nos questions par Skype. »

Personnage médiatique et énigmatique

Quelque peu contrariés par cette fin de non-recevoir, les enquêteurs ont patiemment attendu que cet ancien élève de HEC Paris remette un pied sur le territoire français pour l’interpeller. Jacob Waerness a été intercepté lors d’un transit à l’aéroport de Roissy - Charles-de-Gaulle, et c’est dans le bureau d’un juge qu’il a finalement répondu aux « questions » de la justice, avant d’être mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, vendredi.

Quadragénaire au visage juvénile, Jacob Waerness est le personnage le plus médiatique, et sans doute le plus énigmatique, de l’affaire Lafarge. Des anciens cadres du cimentier visés par l’enquête ouverte en juin 2016, il est le premier à avoir publiquement admis, dans un livre sorti en Norvège à l’été 2016, puis au fil de nombreuses interviews, que la filiale syrienne de Lafarge avait financé des groupes terroristes. Sa posture, qui tendrait à le faire passer pour un lanceur d’alerte, n’a pas suffi à convaincre les trois juges qui instruisent ce dossier depuis juin 2017.

Un ex-employé de Lafarge Syrie explique les liens noués par le cimentier avec des groupes armés
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Très bon arabophone, Jacob Waerness était employé par la filiale syrienne de Lafarge entre septembre 2011 et octobre 2013, période durant laquelle le cimentier a commencé à rétribuer les groupes armés présents autour de son usine pour se maintenir dans le pays. Il avait participé à la première réunion organisée en septembre 2012 à Gaziantep (Turquie) avec les responsables de plusieurs factions rebelles : le début d’un engrenage qui conduira quelques mois plus tard Lafarge à financer les groupes terroristes, qui s’inviteront à la table des négociations.

« J’aurais dû les avertir »

Dans un entretien produit par l’ONG Sherpa à l’appui de sa plainte déposée contre Lafarge en novembre 2016, l’ancien agent avait justifié les contacts établis à l’été 2013, à la fin de sa mission, entre Lafarge et l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, futur Etat islamique), qui venait de s’établir en Syrie : « C’est important de regarder le contexte. Je pense que c’est tout à fait acceptable d’avoir, au début, des contacts avec ISIS [acronyme anglais de l’EIIL] et des groupes islamistes radicaux, de se lier aux personnes ayant le pouvoir. Mais ils ont ensuite montré leur vrai visage, ils ont été placés sur une liste des organisations terroristes. »

Il avait cependant esquissé un début de mea culpa. « La dynamique entre le PDG et moi : toujours trouver des solutions pour faire fonctionner le business. Et je pense qu’on l’a poussée un peu trop loin (…). Vers la fin de mon contrat, on aurait dû fermer. A cette époque, nous savions qui était ISIS, nous savions que nous ne pouvions pas rester dans la région sans contacts directs ou indirects avec ce groupe. J’aurais dû prévenir la direction. Donc, deux critiques : primo, la dynamique qui a fait que nous avons poussé loin ; secundo, j’aurais dû les avertir que c’est un groupe méchant et une voie sans issue. Ils ont continué une année supplémentaire et ISIS a emménagé dans la zone. »

Depuis le début de cette enquête aux ramifications internationales, six autres cadres du groupe, dont l’ex-PDG Bruno Lafont, ont été mis en examen pour « financement du terrorisme » et « mise en danger de la vie d’autrui », ainsi qu’une ancienne DRH de Lafarge pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Les enquêteurs s’intéressent par ailleurs au degré de responsabilité du principal actionnaire du cimentier à l’époque des faits, le Groupe Bruxelles Lambert (GBL), dont les locaux ont été perquisitionnés et dont quatre administrateurs ont été entendus par la police belge, fin 2017.