Celia Hodent a contribué à diffuser l’utilisation de la psychologie cognitive dans le développement de jeux vidéo. / Celia Hodent

C’est le jeu phénomène de l’année 2018. Déjà 45 millions de joueurs se sont créé un compte pour tenter de terminer dernier survivant des matchs à mort à 100 participants de Fortnite Battle Royale. Depuis le 8 mai, on peut désormais y rencontrer Thanos, le méchant du dernier blockbuster en date de Disney et Marvel, Avengers : Infinity War, actant un peu plus encore de son poids considérable chez les jeunes.

Ce que l’on sait moins, c’est que derrière le succès de Fortnite se cache une Française de 40 ans, Celia Hodent, dont l’outil de prédilection détonne dans le monde très technique de la programmation de jeu : la psychologie.

Cette ancienne d’Ubisoft a été durant quatre ans directrice de l’expérience utilisateur au sein d’Epic Games, la société californienne derrière le jeu à succès. S’assurer que les joueurs comprennent le message d’un jeu, se familiarisent facilement avec celui-ci, s’y sentent à l’aise et en ressortent satisfaits, pavant ainsi la voie à sa popularité, c’est son métier, ou pour ainsi dire, sa science.

« Expliquer comment fonctionne le cerveau humain »

Loin des profils de programmeurs, de graphistes et d’animateurs qui font l’essentiel du secteur, Celia Hodent est détentrice d’une thèse de psychologie de Paris-V. Avec une spécialité, la psychologie cognitive, qui s’intéresse aux interactions des individus avec leur milieu, et qu’elle applique au jeu vidéo. Autrice du livre de référence sur le sujet, The Gamer’s Brain : How Neuroscience and UX Can Impact Video Game Design (2017, non traduit), Celia Hodent a débuté au sein d’Ubisoft en 2008. « Je faisais des formations avec les équipes de développement pour leur expliquer comment fonctionne le cerveau humain », se souvient-elle, interrogée par Le Monde. Compréhension, mémorisation, motivation… autant de leviers qu’elle utilise pour rendre les idées des développeurs plus accessibles et plaisantes à leurs consommateurs.

Thanos, le méchant du dernier Marvel, apparaît désormais dans « Fortnite ». / Epic Games

Dans le jeu vidéo, l’UX, ou expérience utilisateur, a même son vocabulaire dédié, essentiellement anglophone, qui brasse des notions en apparence barbares comme l’affordance (la capacité d’un objet interactif à exprimer visuellement ce à quoi il sert), l’utilisability (la facilité avec laquelle on parvient à l’utiliser en situation) ou encore l’engagibility (la faculté d’un jeu à faire en sorte que son joueur s’y investisse).

Après une expérience à Ubisoft Montréal, puis chez LucasArts, elle signe à Epic Games en 2013. Cette société californienne d’environ 200 têtes travaille, désormais, depuis un an sur un projet ambitieux mêlant jeu de tir avec progression du joueur, à la manière de Borderlands, et construction, à la façon de Minecraft. Un projet qui verra quatre ans à voir le jour, mais s’est depuis imposé dans tous les collèges et les lycées : Fortnite.

Faciliter la compréhension des joueurs

A l’arrivée de Celia Hodent, les trois idées fondatrices du jeu sont déjà posées : de l’exploration (scavenging), de la construction (building) et de l’artisanat (crafting). Le mode Battle royale qui a fait son succès phénoménal n’est pas encore envisagé, au contraire de modes multijoueurs plus classiques, comme des matchs à mort par équipes ou de la capture de drapeau. La priorité est surtout de s’assurer que le concept du jeu soit compris par les joueurs, dans les grandes largeurs comme dans le moindre détail – et c’est là qu’elle intervient.

A la tête d’une équipe de huit personnes – psychologues, statisticiens, analystes, coordinateur –, elle veille à systématiquement confronter le projet au regard extérieur et traquer dans le détail le moindre décrochage d’attention de ses gameurs cobayes. « On ne les interroge pas de manière générale sur ce qu’ils pensent du jeu, mais plutôt des questions extrêmement précises, de type : cette icône, que veut-elle dire ? L’objectif, c’était quoi ? On veut s’assurer qu’ils ont compris. »

Celia Hodent évalue l’« affordance » des objets, leur faculté à faire deviner intuitivement au joueur ce à quoi ils servent. / Epic Games

Exemple : dans le jeu final, le joueur manie plusieurs armes et possède, par ailleurs, une pioche avec laquelle il peut casser arbres, véhicules et bâtisses pour récolter bois, pierres et métaux. Mais dans le prototype, de nombreux testeurs ne comprenaient pas pourquoi une hache, une arme de corps à corps prévue pour repousser des zombies, ne permettait pas d’abattre des arbres. « Le jeu ne prévoyait pas ça. C’est ce que l’on appelle une fausse affordance : l’objet fait croire qu’il propose une fonction qu’il ne propose pas », explique-t-elle. Pour régler le problème, les développeurs ont placé la pioche dans une case de taille et couleur distincte des cases des armes de combat, et abracadabra ! plus personne ne les confond.

« Le plus difficile, régler le bon problème »

Dans la vie d’un projet, ce genre de confusions sont innombrables et peuvent parfois avoir des conséquences dévastatrices : si un consommateur ne comprend pas le fonctionnement du jeu ou reste bloqué, il risque tout simplement de l’abandonner. Des solutions simples existent, à condition d’être méthodique, estime Celia Hodent. « Le plus difficile, ce n’est pas de régler le problème. C’est de régler le bon problème. »

L’ancienne directrice UX donne un autre exemple de reproche adressé par les testeurs : la vitesse de collecte de matériaux était jugée trop lente, sur le prototype. « Mais est-ce que collecter des matériaux prend vraiment beaucoup de temps, ou est-ce l’impression que le jeu donne ? », donne-t-elle comme exemple de questions que son équipe se pose. Commence alors un travail d’« enquête policière », comme elle le définit, pour trouver le cœur du problème.

Le simple nombre de bûches s’affichant à l’écran peut tromper le joueur sur le rythme de sa collecte de bois. / Epic Games

En l’occurrence, celui-ci venait d’un simple détail de mise en scène. A chaque coup de pioche dans un arbre, le joueur récoltait plusieurs bouts de bois, mais ceux-ci étaient matérialisés à l’écran par une seule bûche allant du tronc au sac à dos du personnage. Afficher plusieurs bûches à l’écran a suffi à rassurer les joueurs sur leur rythme de collecte. Un travail d’illusionniste proche de celui de Shigeru Miyamoto, le créateur de Mario, qui, lorsqu’on lui avait fait remarquer que son héros était trop lent dans Super Mario Bros., avait résolu le problème d’un tour de passe-passe, en accélérant l’animation de ses jambes sans toucher à sa vitesse. « Miyamoto est très fort en UX », sourit Celia Hodent.

Les prémisses du mode Battle royale

La psychologue a également assisté à l’apparition tardive et expresse du mode Battle royale de Fortnite, lancé en septembre 2017, qui est à l’origine de son succès actuel. Celui-ci a été développé en deux mois seulement, estime-t-elle, par une équipe d’Unreal Tournament qui s’était prise de passion pour Playerunknown’s Battlegrounds, le jeu qui a popularisé le genre en 2017. « Ça s’est passé très vite, se rappelle-t-elle. Ils étaient une dizaine, ils ont rejoint le projet. Toutes les bases du jeu étaient, cela n’a pas été long du tout. »

Développé en seulement deux mois, le mode Battle royale à 100 joueurs a tout de suite plu aux testeurs. / Epic Games

Ses tests utilisateurs montrent que le mode plaît beaucoup. « On avait vu que ça marchait beaucoup mieux que le mode Capture de drapeau, parce qu’il y avait moins de règles à intégrer. Par ailleurs, les gens peuvent plus facilement s’amuser sans maîtriser les mécanismes de construction, même si ces dernières sont nécessaires pour l’emporter. » A son initiative, des règles de bonne conduite sont ajoutées, afin que ces affrontements en ligne à 100 contre 1 ne se transforment pas en jungle toxique.

A l’automne dernier, Fortnite terminé, elle quitte l’entreprise pour se concentrer sur des missions de conseil, de formation, et, plus récemment de sensibilisation aux causes qui lui tiennent à cœur, la lutte contre la toxicité en ligne, pour l’inclusivité, et l’éducation. Elle savoure aujourd’hui avec sérénité sa popularité. « Je savais que ça n’allait pas être un échec, car on a suivi tout le protocole. Après, on ne connaît jamais l’ampleur d’un succès, c’est imprévisible », sourit Celia Hodent.