La mère de Sophie Lionnet arrive au tribunal de Londres, le 20 mars. / DANIEL SORABJI / AFP

D’un geste brusque, le procureur Richard Horwell abat son bras droit, mimant une tête que l’on plonge de force dans une baignoire pleine. « Sophie Lionnet a été torturée par ces deux-là, énonce-t-il posément devant Sabrina Kouider et Ouissem Medouni, le couple de Français qui comparait depuis le 21 mars à Londres pour le meurtre, à la fin septembre 2017 à Wimbledon, de leur jeune fille au pair. Il n’y a pas un, mais deux meurtriers. Ensemble, ils lui ont infligé l’enfer ». Alors que l’interminable procès touche à sa fin, le scénario du calvaire de Sophie Lionnet reconstitué par l’accusation est apparu dans toute son horreur, mercredi 9 mai, sans être mis en cause de façon crédible.

Pris dans un délire de persécution, le couple a tourmenté puis martyrisé la jeune française, frêle et timide, issue d’un milieu modeste où l’on n’a pas l’habitude de se rebeller contre son patron. Manipulatrice, Sabrina Kouider a progressivement accru son emprise sur elle, l’isolant peu à peu du monde extérieur, menaçant de la dénoncer pour des exactions insensées, la laissant sans ressources. « Pourquoi m’accuse-t-elle sans raison ?, écrit Sophie Lionnet à sa mère pendant l’été 2016. Si je pouvais me payer un billet, je partirais ». La mère, résidant à Sens (Yonne) elle, s’alarme mais se sent impuissante « à cause de la distance ».

« Un couple vraiment bizarre »

Sabrina Kouider, 35 ans, installée à Londres depuis 2004 et vivant de petits boulots, forme avec Ouissem Medouni, 40 ans, ancien analyste financier à la Société générale, « un couple vraiment bizarre, une combinaison vraiment toxique », a affirmé M. Horwell, avocat de l’accusation (équivalent d’un procureur français). La jeune expatriée avait convaincu son compagnon que l’un de ses ex, père d’un de ses deux garçons, le chanteur irlandais Mark Walton, complotait avec Sophie Lionnet non seulement pour violer ses enfants mais aussi pour le droguer et abuser sexuellement de lui. L’enquête a démontré que M. Walton ne se trouvait pas au Royaume-Uni au moment des faits imputés, et même que le chat qu’il était aussi censé avoir violé n’existe pas.

Emportés par leur propre obsession complotiste, le couple a infligé à la « nanny », une spirale de violence ponctuée d’interrogatoires enregistrés en vidéo où il cherchait à lui faire avouer des crimes imaginaires. « De toutes les affaires que ces murs vénérables [la cour criminelle dite The Old Bailey située au cœur de la City de Londres] ont entendues, celle-ci entre sans hésitation dans la catégorie des plus bizarres, a insisté le procureur, celles où la vérité dépasse la fiction ».

Enfermés dans leur délire

Richard Horwell s’est employé à détailler les derniers jours de la victime, dont les restes calcinés, pesant moins de 20 kilos, ont été retrouvés le 20 septembre dans le petit jardin de ses patrons grâce à des voisins alertés par une odeur de barbecue bizarre. Dans la soirée du 18 septembre, alors que Sophie Lionnet, qui conduit normalement les enfants à l’école, n’y a pas paru depuis douze jours, le couple lui impose une ultime séance d’interrogatoire enregistrée. Elle y apparaît le visage émacié, épuisée et tremblante de terreur, au bord de l’évanouissement et finit par avouer toutes les horreurs que ses patrons lui imputent. « Sophie récite votre scénario dans l’espoir de faire cesser ses tortures », traduit l’avocat de l’accusation.

Sur le moment, le couple est tellement enfermé dans son délire qu’il ne perçoit pas la charge que constitue contre eux cet enregistrement. Le médecin légiste a établi que la jeune fille au pair avait eu le sternum, la mâchoire et cinq cotes cassés avant ces « aveux ». Mais, selon l’accusation, Sabrina Kouider et Ouissem Medouni pensent au contraire se servir de la vidéo à l’appui de ses accusations contre Mark Walton. Encore lui faut-il éliminer Sophie Lionnet dont les stigmates sont trop évidents et qui pourrait rétablir la vérité si elle était interrogée par la police.

La « nanny » criait

« Nous ne saurons jamais quand ni comment Sophie Lionnet est morte parce que les accusés ont brûlé son corps, assène le procureur. Mais nous pouvons dire pourquoi : sa survie menaçait d’anéantir leurs plans ». Et d’insister sur le terrible témoignage d’un enfant qui, d’une pièce voisine, a entendu les deux adultes s’activer dans la salle de bain, et sa « nanny » crier jusqu’au petit matin dans le bruit d’éclaboussures d’eau. La tête plongée dans la baignoire mimée par le procureur.

Interrogée mercredi, l’accusée, entièrement vêtue de noir, cheveux de jais bouclés tombant sur les épaules, sanglote mais elle interrompt sans cesse l’avocat de l’accusation, scandant ses dénégations d’un geste assuré de la main. « Je n’ai pas tué Sophie », répète-t-elle. Pourquoi frappait-elle sa jeune fille au pair ? Pourquoi a-t-elle participé à l’ultime interrogatoire ? Que faisait-elle dans la salle de bain ? « J’étais comme un zombie, traumatisée, je n’étais plus moi-même ». Depuis son arrestation, Sabrina Kouider est détenue dans un établissement spécialisé pour détenus souffrant de troubles mentaux. Mais elle doit être considérée comme « saine d’esprit », a affirmé Richard Horwell à l’intention des jurés, car son avocat n’a demandé aucune expertise psychiatrique.

L’insistance du procureur à mettre en cause conjointement les deux accusés vise à torpiller la stratégie qu’ils ont déployée depuis le début du procès : chacun nie formellement le meurtre et accuse l’autre tout en cherchant à accréditer la thèse d’un accident. Ouissem Medouni affirme qu’il est allé dormir avant la fin de l’ultime interrogatoire puis qu’il a été réveillé par sa compagne auprès de qui gisait la victime dans la salle de bains. Quant à Sabrina Kouider, elle se décrit strictement dans le même scénario. M. Horwell pense qu’ils se sont concertés. Mais ces accusations mutuelles sont loin de profiler un « crime parfait ». Personne n’a rien vu ni rien fait, mais Sophie Lionnet est morte à 21 ans alors qu’elle voulait apprendre l’anglais, aimait les enfants et rêvait d’avenir.