Un membre de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) décompte les résultats des élections municipales du 6 mai, à Ariana, près de la capitale Tunis, le 7 mai 2018. / FETHI BELAID / AFP

Tribune. La Tunisie sort d’une phase électorale importante sur les plans local et national. Les premières élections municipales d’après révolution, tenues le 6 mai, sont un reflet de sa situation actuelle et un signal pour l’avenir de sa démocratie. Une lecture des chiffres annoncés dans la soirée du 9 mai par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) permet de décrypter les dernières mutations de la scène sociopolitique tunisienne et ses perspectives d’évolution.

Le taux le plus bas de votants est celui de la cité Ettadhamen, quartier pauvre de la capitale. Avec 18,46 %, le fief de ceux qui se disent mal aimés lance un signal fort aux décideurs. La classe défavorisée, celle qui a crié halte aux injustices sociales après la révolution, celle à qui on avait promis monts et merveilles lors des élections précédentes est en perte de confiance par rapport à la chose politique.

Un désintérêt massif

La raison est certes égocentrée mais en dit long sur le fossé qui se creuse en Tunisie entre les différentes classes sociales. Avec un taux d’inflation à 7,7 % (en avril 2018), une infrastructure vieillissante et le manque de moyens locaux, certains quartiers se ghettoïsent, tant par une dégradation des conditions de vie que par un sentiment de marginalisation croissante des habitants. Démissionnaires du parcours démocratique qui se dresse à chaque étape électorale, les indifférents d’aujourd’hui peuvent être les rebelles de demain.

Avec près de 65 % d’abstentionnistes, les municipales tunisiennes ont été marquées par un désintérêt massif. Pour de nombreux observateurs, ce pourcentage est à l’image de ceux que connaissent d’autres pays à l’ancrage démocratique plus affirmé. C’est la fragilité du modèle démocratique tunisien qui fait pourtant dire à ce chiffre des signaux plus alarmants.

L’engouement du Tunisien pour la chose publique s’est estompé. Ceux qui ont renoncé à exercer leur citoyenneté ont exprimé une volte-face par rapport à la politique, faisant au passage l’amalgame entre une situation politique globale et un scrutin aux enjeux locaux. Pour cause, une frilosité par rapport aux partis en place, rendus responsables des maux sociaux et du statu quo économique. Dans cette démocratie encore jeune, l’esprit citoyen maintenu en alerte est l’un des principaux garants du futur.

Avec 28,64 % des voix, Ennahda récolte près de 516 000 voix. Nidaa Tounès fait, quant à lui, 21 % et 375 000 voix environ. Moins d’un million de voix pour les deux partis les plus forts. Ceux-là avaient fait environ un million de voix chacun, lors des dernières législatives. Quoique chaque enjeu électoral recèle ses propres spécificités, la différence est édifiante. Ereinté par l’exercice du pouvoir et ses querelles internes, Nidaa Tounès, le parti au pouvoir, perd en popularité et en crédibilité.

Une discrimination positive

Quant au parti islamiste Ennahda, son électorat de 2014 a exprimé sa déception par rapport aux promesses du passé. Passée la curiosité de voir émerger un parti prônant des valeurs morales autres dans une Tunisie affaiblie par les mauvaises pratiques, passés la victimisation et le discours religieux habillant celui politique, l’engouement pour Ennahda a connu une baisse remarquable, malgré sa position en tête des partis lors de ces municipales. Les crises de leadership de Nidaa Tounès et la crise identitaire d’Ennahda ont affaibli les deux partis dits forts de la Tunisie. Le constat n’est pas plus glorieux pour la coalition de partis dite Union civile qui fait 6,8 %. La désaffection du Tunisien pour les partis était déjà perceptible. Avec les élections, elle atteint un taux qui doit alarmer les décideurs.

Depuis l’annonce des résultats, la Tunisie est prise au piège de débats annexes, reflets d’une pensée pour le moins rétrograde. « Une femme maire à Tunis, cela n’est pas de nos coutumes », a exprimé un des dirigeants de Nidaa Tounès, désavoué ensuite par Hafedh Caïd Essebsi, numéro 1 dudit parti. « Le maire de Tunis doit être tunisien de souche », selon une autre théorie avancée par un des intellectuels de la place. Dans la guerre des oppositions et des coalitions pour les postes de maires, on croyait tout permis. Cela dépasse ce à quoi l’on s’attendait en matière de qualité de débat.

Toutefois, dans ce topo très mitigé se dressent, comme un signe d’espoir, des éléments positifs. Parmi eux, l’engagement des femmes et des jeunes et leur présence sur le champ des batailles à venir. 47 % des membres des conseils municipaux à venir sont des femmes et 37 % de ces nouveaux représentants locaux ont moins de 35 ans. Fruits d’une discrimination positive, ces chiffres pourraient finir par instaurer, à force de pratiques démocratiques, de nouvelles habitudes.

L’émergence de nouvelles têtes d’affiche est, à son tour, l’élément lumineux de ce scrutin. Avec 32,27 % des voix, les listes indépendantes cumulent un intérêt dépassant celui des grandes machines politiques. Ces indépendants sont le fruit d’une forte mobilisation citoyenne se voulant une alternative par rapport à la qualité de l’offre que représentent les partis. Ils forment l’image d’une classe politique capable de se régénérer et d’offrir à la Tunisie un avenir différent.

Inès Oueslati est une journaliste tunisienne vivant à Tunis.