L’actrice principale du film de Jia Zhang-ke, « Les Eternels », Zhao Tao, sur la terrasse de l’hôtel Marriott, à Cannes, le 11 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Sélection officielle – en compétition

La première vertu du Festival de Cannes est d’être ce lieu, à peu près unique au monde, où les plus grands cinéastes du temps aiment à se retrouver. C’est le cas depuis quelques années du réalisateur chinois Jia Zhang-ke, 47 ans, chroniqueur balzacien des mutations de son pays natal dans une brassée de films à l’intelligence aiguë et à la forme somptueuse.

Lire le portrait : Les paradoxes de Jia Zhang-ke

Durant les trois années qui le séparent de son dernier passage avec Au-delà des montagnes (2015), Jia Zhang-ke s’est occupé. Il a trouvé le temps de lancer le ­projet d’un réseau de salles ­consacré au cinéma indépendant, de créer un ambitieux festival de cinéma dans sa région ­natale du Shanxi, de se faire élire député de cette même région, de voter enfin à ce titre les pleins pouvoirs, en mars, au président Xi Jinping.

De quoi étonner pour un réalisateur qui a eu d’emblée et assez longtemps maille à partir avec les autorités de son pays depuis Xiao Wu artisan pickpocket (1997), ­premier long-métrage interdit. De quoi, aussi, susciter la ­perplexité de ses laudateurs, qui voyaient en lui depuis vingt ans la figure tutélaire du cinéma ­chinois indépendant, plus enclin à défier le pouvoir qu’à lui signer des chèques en blanc. Sans doute faudrait-il être fin connaisseur de la Chine pour se faire une ­religion sur cette étonnante transformation de Jia Zhang-ke en mini-puissance politique.

« Les Eternels » lève le rideau en 2001 à Datong, dans l’électricité d’un pays saisi par la fièvre du changement

En tout état de cause, l’industrieux créateur a également pris le temps de réaliser un nouveau film, son neuvième long-métrage de fiction à ce jour, vers ­lequel on comprendra que la ­curiosité, comme jamais, a poussé les festivaliers. Bien leur en a pris, puisqu’ils auront pu constater que le talent du ­cinéaste est toujours éclatant et que son film – voilà bien la grandeur de l’art – ne parle justement que d’une chose : celle de la non évidente fidélité à soi-même.

Les Eternels lève le rideau en 2001 à Datong, dans l’électricité d’un pays saisi par la fièvre du changement, entre salle de spectacle et arrière-salle de jeu, et dont le nouvel hymne serait YMCA, des Village People. Dans la lumière bleue, rouge et verte des néons, un couple règne sur ces agapes, Bin, moustachu trapu et dur à cuire, chef d’une petite bande mafieuse, et sa fiancée Qiao, liane brune fortement ­stylée.

Trois époques

Là-dessus, le réalisateur va ­déployer son film en trois époques et deux heures trente, qui passent comme une flèche. La première voit la montée d’une concurrence entre délinquants qui, détachée des codes d’honneur, déchaîne contre Bin de ­jeunes voyous sans foi ni loi qui l’auraient tué si Qiao n’avait sorti à temps et fait usage d’une arme à feu, ce qui lui vaut une peine de prison de cinq années.

L’ellipse de son emprisonnement – et Dieu sait que Jia a ­l’ellipse la plus élégante du ­cinéma contemporain – nous fait bondir à sa libération en 2006, date à laquelle elle retrouve, dans un pays en chantier, Bin converti dans l’industrie, accompagné d’une nouvelle fiancée, et peu enclin à lui témoigner la reconnaissance et encore moins l’amour qu’il devrait à son sacrifice.

La finale voit un Bin laminé et paralytique, essoré par son incursion capitalistique

La finale voit un Bin laminé et paralytique, essoré par son incursion capitalistique, revenir auprès de Qiao, qui a, quant à elle, repris et poursuivi avec succès la petite entreprise mafieuse de leurs débuts.

Ce qui se passe ensuite sera ­naturellement à découvrir en décembre, date de la sortie du film. En attendant, plusieurs choses peuvent être d’ores et déjà mises au crédit de Jia Zhang-ke. L’extraordinaire fluidité d’un récit pourtant lacunaire, enchaînant des ­régimes de narration différents, non dépourvu par ailleurs d’incidentes parfaitement étranges.

L’humour qui affleure

Les correspondances nombreuses avec le reste de l’œuvre (la ­région du Shanxi, le chantier du barrage des Trois-Gorges, la ­colossale mutation urbanistique, la dérive et l’enlisement des ­espoirs, la fièvre de changement qui laisse les individus sur le ­carreau). La beauté stupéfiante, inédite dirait-on, jamais vue sous cette forme et en de tels enchaînements, qui émane de certaines séquences, tels les deux amants qui se séparent inexorablement dans une chambre jaune infusée par la tristesse et la honte, ou cet immeuble d’outre-monde surgi de la nuit, magiquement éclairé par de possibles forces extraterrestres, dans un ciel étoilé sous lequel Qiao revient seule chez elle pour y refaire sa vie.

Il faudrait encore souligner l’humour qui affleure ici plus qu’à l’ordinaire, à commencer par ce redoublement brechtien qui court tout au long du film entre pègre et capitalisme, et qui nous laisse clairement entendre que la première peut du moins se prévaloir d’une certaine « droiture » et du respect des traditions.

Jia Zhang-ke est désireux depuis quelque temps de se confronter au genre

L’extraordinaire homme du train rencontré par Qiao à son ­retour, exemple de folie désespérée des grandeurs engendrée par le libéralisme, vaut au passage son pesant de cacahuètes, qui prétend monter une entreprise de voyage touristique destiné à se rapprocher des ovnis.

Telle est la manière originale avec laquelle Jia Zhang-ke – désireux depuis quelque temps de se confronter au genre – s’empare du film noir, après s’être essayé au film de sabre (A Touch of Sin, 2013) ainsi qu’au mélo (Au-delà des montagnes, 2015). Celui-ci, magnifiquement déstabilisant, poétique et fulgurant, opaque et lumineux à la fois, fera, ­gageons-le, partie de ses plus grands films.

Ash Is the Purest White (Les Eternels) new clip official from Cannes 1/2
Durée : 01:09

Film chinois de Jia Zhang-ke. Avec Zhao Tao, Liao Fan (2 h 21). Sortie en salle le 26 décembre. Sur le Web : www.advitamdistribution.com/films/les-eternels