Paul Pogba. / CARL RECINE / REUTERS

Chronique. « On n’est pas prêt pour Paul Pogba en France. » L’opinion d’Olivier Dacourt, ancien footballeur et consultant du Canal Football Club, tombe après la diffusion du troisième épisode de la série d’entretiens intitulée Pogba Mondial. Le joueur de Manchester United, filmé par Canal Plus au premier étage de la tour Eiffel, y apparaît dans un costume intégralement bordeaux, chaussures bicolores assorties, et avec son exubérance habituelle.

La remarque d’Olivier Dacourt a quelque chose d’un mot d’excuse auprès des téléspectateurs, comme si personne ne doutait que cette séquence de huit minutes allait inévitablement raviver les exaspérations. La mise en scène de la « Pogsérie » ne fait pas dans la dentelle, et sur les réseaux sociaux, on a inévitablement invoqué la « gêne ».

Dans son premier épisode, diffusé à la fin de février, le joueur faisait visiter sa « PogHouse », équipée d’un aquarium géant, d’un PogCinéma, d’un PogCorner avec distributeur de sucreries, d’une PP Arena pour taper le ballon entre quatre murs ou encore d’une salle de billard. « C’est mon kif », lançait Pogba, peu enclin à mettre des filtres entre son mode de vie et le public : il se disait là pour « parler de tout ce [qu’il] aime », « en mode naturel », « en mode Floyd Mayweather [boxeur américain connu pour ses provocations], un peu show off ».

Dans son propre rôle

La contradiction entre ce « naturel » et un si grand degré de mise en scène de soi-même n’en est pas vraiment une, si l’on comprend où sont ses références. Plutôt outre-Atlantique, du côté des basketteurs et des rappeurs américains — héros récurrents de l’émission « MTV Scribs », créée au début des années 2000, qu’évoque irrésistiblement la visite guidée du Pogdomicile. Le trashtalking (provocations verbales) fait également partie des mœurs des sports américains, qui accordent une prime aux ego les plus extravagants.

Pogba ne veut pas transiger sur l’image qu’il veut donner de lui. Il la contrôle en refusant quasiment toutes les sollicitations de journalistes (ce qui contribue à un ressentiment diffus) pour communiquer au travers des réseaux sociaux et de ses sponsors, ou dans un cadre très balisé. Mais, à contrepied de l’expression lisse de nombreux footballeurs, il veut jouer son propre rôle. Tant pis s’il peine à distinguer sa personnalité de son personnage : « On me demande d’être un peu plus sérieux. J’y arrive pas. Je suis trop moi, je suis toujours moi… La Pioche, quoi. »

Cette confusion traduit aussi le fait que Pogba est une marque et un excellent produit sur le marché des footballeurs, même si ce n’est pas dans la catégorie des héros fédérateurs. Car il prend le risque de ne pas plaire à tout le monde, de payer sa spontanéité par des maladresses et des réactions de désapprobation. Dans ce troisième épisode, les questions l’amènent sur ce terrain, et Pogba assume tout : ses ambitions, ses vêtements, sa coiffure, ses blagues de gamin, sa joie d’être un footballeur…

Sans complexe

Cette revendication de personnalité se heurte frontalement à l’exemplarité désormais exigée des internationaux — sommés de ne plus susciter de scandales, mais aussi de chanter La Marseillaise et de se montrer bons garçons. Pogba, comme d’autres, n’entre pas dans le moule implicitement défini. Il veut afficher sans complexe des codes que l’on assimile à ceux de la jeunesse des « quartiers », et que l’on voudrait disqualifier. Lui refuse de faire profil bas.

Ce joueur singulier nous pose une question : accepte-t-on que les internationaux expriment leur identité et qu’elle puisse irriter, est-on prêt à ne plus exiger d’eux une conformité à des normes qui, pour être dominantes, ne sont pas pour autant celles de tous ? D’autant qu’au-delà des fanfaronnades, il dit considérer le Ballon d’or comme un rêve plus que comme un objectif, admet ne pas avoir confirmé toutes les attentes, affirme un attachement à l’équipe de France dont on n’a pas de raisons de douter.

A vingt-cinq ans, sous le maillot des Red Devils comme sous celui des Bleus, Paul Pogba a alterné les coups d’éclat et les grands matchs avec des prestations encore loin de son statut présumé. Il porte à sa façon le poids de son immense talent, de son exposition médiatique, d’un transfert qui fut un record il y a deux saisons, des responsabilités qui en sont le lot, des détestations qui en sont la résultante. Quand il dit que les haters lui « donnent de la force », on doit se rappeler que les grands ego carburent souvent à la provocation, à l’irrévérence et au goût de l’adversité. Lui sait bien que c’est sur le terrain qu’on finira par le juger.

Jérôme Latta