Le concept de Nakba (« catastrophe » en arabe), qui désigne le déplacement forcé de 700 000 Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël en 1948, n’a pas été forgé par un habitant de Jaffa ou de Haïfa, expulsé de son domicile par les paramilitaires sionistes. C’est sous la plume de Constantin Zureiq, un célèbre intellectuel syrien, né dans un foyer grec orthodoxe de Damas, que ce terme est entré dans le dictionnaire politique arabe avant de pénétrer les consciences du monde entier.

A l’été 1948, à l’âge de 39 ans, pressentant que la débâcle des armées arabes face aux troupes du jeune Etat israélien est irrémédiable, ce penseur, alors professeur d’Histoire à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), conçoit un petit essai intitulé Ma’an Al Nakba (« la signification de la catastrophe »). Rédigé en quelques semaines dans un hôtel des hauteurs de Beyrouth, à Broumana, l’opuscule est un succès immédiat, qui sera réédité plusieurs fois et traduit en anglais.

Page de garde du manuscrit, conservé aux archives de l’université américaine de Beyrouth, qui porte le titre, « La signification de la Nakba » et le nom de l’auteur, Constantin Zureiq. / DR

« La défaite des Arabes en Palestine n’est pas une calamité passagère ni une simple crise, mais une catastrophe (Nakba) dans tous les sens du terme, la pire qui soit arrivée aux Arabes dans leur longue histoire pourtant riche en drames », assène Zureiq en ouverture de son ouvrage, dont le manuscrit, que Le Monde a pu consulter, est conservé dans les archives de l’Université américaine de Beyrouth.

Les fondements du nationalisme arabe

La première guerre israélo-arabe n’était pas encore terminée que l’auteur saisissait « la magnitude » de cet événement. La Nakba n’a pas seulement bouleversé la vie de centaines de milliers de Palestiniens, expédiés dans des camps de misère, au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Un traumatisme transmis de génération en génération, comme l’a montré « la marche du retour », organisée lundi 14 mai en lisière de la bande de Gaza, qui sous l’effet de la répression israélienne a viré au carnage.

La Nakba a déstabilisé le Proche-Orient tout entier, implantant en son cœur un Etat perçu par les Arabes comme un prolongement du colonialisme occidental, et plongeant ceux-ci dans une culture du ressentiment et de la revanche. Un état d’esprit dont les régimes militaires, apparus dans le sillage de la défaite de 1948, ont su habilement profiter pour confisquer le pouvoir à leur profit. Zureiq, qui attribuait à cette crise une dimension civilisationnelle, appelle dans son livre à y répondre par une révolution rationaliste, un tournant modernisateur, l’unification des Etats arabes et l’adoption de la laïcité, ce qui l’a amené à poser les fondements du nationalisme arabe.

Le début du premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « la magnitude de la Nakba ».

L’Université américaine, qu’il présida dans les années 1950, servit de creuset à cette idéologie incarnée par le leader égyptien Gamal Abdel Nasser. L’inventeur de la Nakba fut notamment le mentor de Georges Habache, un ex-étudiant palestinien en médecine de l’AUB, dont la famille avait été expulsée de Lydda (ville du centre d’Israël, connu aujourd’hui sous le nom de Lod) en 1948, et avec qui il fonda le Mouvement des nationalistes arabes, ancêtre du Front populaire de libération de la Palestine, un parti de gauche, toujours actif dans les territoires occupés.

« Pas un événement mais un processus »

Dans un article de 2011, intitulé « La Nakba continuelle », l’écrivain libanais Elias Khoury, compagnon de route de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), a proposé une relecture critique de l’ouvrage fondateur de Constantin Zureiq. « Ce qu’il n’avait pas compris à l’époque, c’est que la Nakba n’est pas un événement mais un processus », expose le romancier, dont le dernier ouvrage, Les enfants du Ghetto : je m’appelle Adam (Actes Sud, 2018), s’intéresse aux Arabes israéliens, les descendants des Palestiniens qui n’ont pas fui en 1948. « Les confiscations de terres n’ont jamais cessé. Nous vivons toujours dans l’ère de la Nakba », poursuit Elias Khoury.

Après avoir quitté l’AUB à la fin des années 1950, Zureiq, qui détenait déjà un doctorat d’histoire de l’université américaine de Princeton, soutint une seconde thèse, en littérature, dans une université du Michigan. Le théoricien du nationalisme arabe poursuivit sa carrière, au Koweït, au Soudan et auprès de l’Unesco, tout en publiant de nombreux ouvrages, fustigeant l’immobilisme des sociétés arabes. Il s’est éteint en 2000 à Beyrouth.