Le pont en construction au-dessus du détroit de Kertch, le 14 mars. / Yury Kochetkov / AP

Rien n’arrête Vladimir Poutine, pas même les éléments naturels. Le président russe devait inaugurer, mardi 15 mai, le plus long pont d’Europe, au-dessus du détroit de Kertch. Le « Pont de Crimée » reliera le territoire russe à la péninsule ukrainienne annexée en mars 2014 par Moscou. Les voitures et autobus devraient y circuler dès le 16 mai, selon le Kremlin, tandis que les trains devront attendre fin 2019.

Il aura fallu à peine plus de trois ans entre le début de sa construction et son ouverture aux véhicules légers. Le pont de Crimée est sorti de l’eau en un temps record pour répondre à des besoins aussi pratiques que géopolitiques. La presqu’île, bordée par les mers Noire et d’Azov, n’est reliée à l’Ukraine que par quelques étroits bras de terre. « Depuis 2016, un décret du gouvernement ukrainien interdit tout commerce avec la Crimée occupée, rappelle Tetyana Ogarkova, coordinatrice internationale de l’Ukraine Crisis Media Center (UCMC), un groupe d’observateurs ukrainiens. Aucun train ne dessert la péninsule, que l’Ukraine a également cessé d’alimenter en électricité. Seules les voitures peuvent traverser la frontière, artificielle. »

Dix-neuf kilomètres

Les postes frontières – illégitimes au regard du droit international – sont des goulots d’étranglement, qui ralentissent considérablement le passage vers le reste du monde. Autant dire que la péninsule était jusqu’à aujourd’hui une île. Ses deux millions d’habitants subsistent, pour le transport des biens comme des personnes, grâce à des liaisons maritimes et aériennes. Un lien cher et dépendant des conditions climatiques, qui attise l’inflation voire les pénuries.

Dix mille ouvriers, selon les médias russes, se sont relayés pour construire le pont long de 19 kilomètres, censé être emprunté par 40 000 voitures et une cinquantaine de trains chaque jour. En réalité, ce sont deux ponts distincts, l’un accueillant une autoroute de 2 x 2 voies, gratuite, l’autre deux voies de chemin de fer. Mais lors d’une visite en mars, quelques jours avant sa réélection à la présidence, M. Poutine avait exigé que le pont soit prêt dès mai, « pour que les gens puissent en profiter pendant la saison estivale ». Faire revenir les touristes dans la péninsule est un enjeu de taille pour le Kremlin.

La méga structure, qui traverse l’île de Touzla, représentait un véritable défi d’ingénierie. L’activité sismique n’est pas négligeable aux abords du détroit de Kertch. Il abrite également, par le fond, des reliques archéologiques et des mines de la seconde guerre mondiale, qu’il a fallu dégager. L’hiver, des blocs de glaces venant de la mer d’Azov constituent également un risque pour les piliers. Par ailleurs, l’édifice doit tout de même permettre aux navires de franchir le détroit, unique voie d’accès à la mer d’Azov.

Nicolas II le voulait déjà

Toutes ces contraintes, loin d’être nouvelles, sont connues depuis des décennies. Car avant Vladimir Poutine, Staline, Hitler et même Nicolas II voulaient ce pont. Durant la seconde guerre mondiale, une première structure en bois fut construite, et rapidement détruite pas les glaces. Au début du XXIe siècle, l’idée refit surface, et des partenariats russo-ukrainiens furent envisagés mais n’aboutirent jamais.

Ce cahier des charges aurait fait fuir n’importe quel entrepreneur. Selon une pratique habituelle pour les projets jugés stratégiques, Vladimir Poutine en a donc appelé à Arkadi Rotenberg, oligarque et proche ami du président, avec qui il pratique le judo depuis l’enfance. Le milliardaire, cité dans les « Paradise Papers », a nettement joué un rôle important dans la préparation des Jeux olympiques de Sotchi, en 2014. Le magnat, visé par les sanctions européennes et américaines depuis 2014, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, avait tous les attributs pour que le Kremlin lui laisse gérer les trois milliards de dollars alloués à cette démonstration de la puissance russe.

Les Etats-Unis, comme l’Ukraine, ont menacé de représailles toute entreprise occidentale qui participerait à l’édification du pont. Début mai, les Pays-Bas ont annoncé l’ouverture d’une enquête sur l’implication présumée de sept entreprises néerlandaises dans la construction de l’ouvrage d’art, qui contrevient également aux sanctions européennes.