Chronique. Qu’on se le dise une bonne fois, Mai 68 n’a pas laissé son empreinte que dans l’imaginaire des ouvriers et des étudiants français. De Prague à Dakar, de Berlin à Oakland en passant par Tunis, le joli mois de 1968 fit partout l’effet d’un tsunami. Les dieux avaient-ils décidé de tout chambouler cette année-là ? Toujours est-il qu’à l’automne, c’est un Africain de 28 ans, inconnu jusqu’alors, qui remporta le prix Renaudot. Le Malien Yambo Ouologuem entra dans les annales avec son premier roman, Le Devoir de violence, publié aux éditions du Seuil, classées à gauche et sensibles aux voix de cette humanité que l’on appelait encore le tiers-monde.

Né le 22 août 1940 à Bandiagara, au centre du pays dogon, Yambo Ouologuem fait son lycée à Bamako et part en France en 1960 pour y poursuivre d’excellentes études universitaires (prépa à Henri-IV, Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, fac de lettres et d’anglais), couronnées par un doctorat de sociologie. Professeur de lycée à Charenton le jour, écrivain la nuit, Yambo Ouologuem fomente sa révolution en toute tranquillité. Personne ne peut le soupçonner de quoi que ce soit, personne ne le connaît, ni dans la France gaulliste ni ailleurs.

Meurtre symbolique des pères

En Afrique, les dernières possessions portugaises (Angola, Mozambique) s’abîment dans une longue guerre civile, victimes de la guerre froide et de la prédation néocoloniale. Après l’euphorie des indépendances, souvent purement formelles, les nuages noirs s’accumulent sur le reste du continent au fur et à mesure que les coups d’Etat se multiplient.

Dans les milieux artistiques et intellectuels, souvent pris dans l’engrenage politique, l’heure est au désenchantement. « Adieu à la négritude », claironnent de concert les vieux compagnons de route de Senghor et les jeunes étudiants impatients. Ce meurtre symbolique des pères annonce une série de remises en question. Il est accompli par Yambo Ouologuem avec panache et talent. Avec ambition aussi.

Son roman est une fresque qui s’étend sur huit siècles dans un empire africain et renouvelle de fond en comble l’image que les Européens et les Africains (occidentalisés et islamisés) projettent sur l’Afrique. L’entreprise de démolition est colossale, les premières phrases donnent le ton :

« Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et, vaincus, s’étonnent de pleurer. Maschallah ! oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’Empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes d’Okba ben Nafi el Fitri. »

Après le succès, la chute

Chefs spirituels et temporels, monarques d’hier ou roitelets postcoloniaux, nulle autorité n’est épargnée par la fureur romanesque de Yambo Ouologuem, que viendra conforter la charge d’Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances). Cette rupture formelle et thématique est parachevée dix ans plus tard, toujours au Seuil, par deux nouvelles plumes enragées et iconoclastes : le Congolais Sony Labou Tansi (La Vie et demie, 1979), trop tôt disparu, et le Guinéen Tierno Monénembo (Les Crapauds-brousse, 1979), futur récipiendaire du prix Renaudot en 2008.

Après le succès, la chute. En 1971, « l’affaire Ouologuem » éclate lorsqu’un chercheur américain dévoile d’étranges similitudes entre Le Devoir de violence et Le Dernier des Justes, d’André Schwarz-Bart, publié également au Seuil et prix Goncourt 1959. D’autres accusations de plagiat sont lancées quelques mois plus tard. L’auteur est cloué au pilori, son éditeur ne le défend guère. Face à la meute, le styliste malien publie un manifeste pour sa défense et un récit érotique sous pseudonyme. Ecœuré, Yambo Ouologuem finit par se retirer au Mali, rompant tout contact avec le monde littéraire, puis avec tout ce qui lui rappelle l’Occident. Retiré dans son monde intérieur, il ne parlera plus de son œuvre passée. Il n’écrira plus jamais.

Un demi-siècle après son entrée fracassante sur la scène littéraire et quarante-cinq ans après l’opprobre, l’œuvre du natif de Bandiagara sort enfin du purgatoire grâce aux efforts renouvelés d’un petit cercle d’admirateurs appuyés par les ayants droit. Le roman polémique vient de ressortir aux éditions du Seuil, après celles du Serpent à plumes en 2003. Mieux : le pôle pour les études africaines de la faculté de lettres de l’université de Lausanne organise, en collaboration avec l’université de Strasbourg, un colloque international de deux jours sur l’œuvre de l’écrivain maudit. Gageons que ces rencontres et cette réédition ouvriront le bal d’une série de célébrations et d’hommages dédiés à l’écrivain malien décédé en octobre 2017 dans sa bonne ville de Sévaré.

Le Devoir de violence, de Yambo Ouologuem, éditions du Seuil, 304 pages, 19 euros.

Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George-Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).