Pour l’association Fromages de terroirs, à l’origine de la tribune, « l’AOP normande s’enfonce inexorablement dans la médiocrité » avec cet accord. / MYCHÈLE DANIAU / AFP

Le cri d’alarme a des échos cocorico : « Liberté, égalité, camembert ! », s’écrient une cinquantaine de personnalités signataires d’une tribune publiée mardi 15 mai dans le journal Libération, parmi lesquels les chefs étoilés Sébastien et Michel Bras, Anne-Sophie Pic, Arnaud Daguin, ou encore Michel et César Troisgros, ainsi que les vignerons Olivier Cousin et Sylvie Augereau, Nicolas Reau ou encore Alexandre Bain. Tous s’inquiètent de voir le fameux « calendos » normand devenir « une vulgaire pâte molle sans goût ».

Pourquoi cet appel ?

De quoi ces signataires font-ils tout un fromage ? Des conséquences d’un accord, signé le 21 février, qui entend résoudre une guerre économique qui dure depuis dix ans. Jusqu’à cet accord, deux camemberts coexistaient dans les rayonnages de magasin :

  • Les « camemberts de Normandie », certifiés depuis 1986 par l’appellation d’origine protégée (AOP), qui respectent un cahier des charges précis et rigoureux : fromage fabriqué à partir de lait cru, produit dans une aire géographique précise, issu d’un cheptel majoritairement de race normande, moulé en cinq couches successives, pesant au moins 250 grammes.
  • Des camemberts étiquetés « fabriqués en Normandie », pour lesquels il n’existe aucune réglementation ni garantie de qualité, et qui doivent seulement avoir des usines productrices en Normandie. Le lait utilisé, pasteurisé – c’est-à-dire chauffé sans ébullition pour éliminer les agents pathogènes du lait – peut lui, venir de n’importe où.

Ce vocable trop proche entraînait la confusion des consommateurs, selon les producteurs de « camembert de Normandie AOP », qui ne représentent que 5 500 tonnes de fromages produits annuellement. Ils dénonçaient une usurpation au profit des industriels, dont le géant Lactalis, qui produit 95 % des 60 000 tonnes annuelles.

Qu’est-ce qui va changer ?

Au terme d’une bataille juridique d’ampleur, de longues négociations ont été entamées sous l’égide de l’Institut national d’origine et de la qualité (INAO). Les acteurs du dossier se sont accordés sur un compromis : un seul et unique camembert de Normandie AOP à partir de 2021.

Pour cela, les défenseurs du lait cru ont fait une concession de taille : ils ont accepté que le camembert AOP puisse être élaboré au lait pasteurisé, tant que ce moyen de traitement du lait est précisé sur l’emballage.

C’est cette décision que ne digèrent pas les signataires de la tribune publiée dans Libération. Ils mettent en garde sur le fait que « le véritable camembert de Normandie sera un produit de luxe, réservé aux initiés, tandis que la masse des consommateurs devra se contenter d’un ersatz fabriqué selon les méthodes industrielles. »

Est-ce la fin du camembert au lait cru ?

Pour l’association Fromages de terroirs, à l’origine de la tribune, « l’AOP normande s’enfonce inexorablement dans la médiocrité » avec cet accord et a été bien trop coulante sur les conditions requises pour obtenir la certification.

Une assertion « simplificatrice et déconnectée de la réalité », pour Patrick Mercier, producteur de camembert au lait cru et président de l’Organisme de défense et de gestion du camembert de Normandie. S’il salue dans cette tribune une « volonté louable de défendre le lait cru », il voit dans cet accord la fin d’une « concurrence déloyale qui faussait toute la filière depuis des années, puisque, depuis vingt ans, la copie d’un produit AOC était vendue dix fois plus que l’original en toute illégalité ».

Pour l’éleveur, l’accord ne remet pas en question la production de camembert au lait cru, qui devrait monter en gamme. L’accord prévoit une mention spécifique du type « véritable camembert de Normandie AOP » pour les fromages au lait cru, moulés à la louche. Dans cette version de l’AOP, la part des Normandes serait portée de 50 % à 70 % et le bocage revalorisé (100 m de haies par hectare de pâture). Et l’éleveur de faire la comparaison : « Comme pour le bordeaux, le consommateur aura le choix entre supérieur et grand cru. »

Y a-t-il des précédents ?

Dans leur tribune, les signataires affirment que « tous les fromages d’appellation qui ont choisi la voie de la pasteurisation, donc in fine le volume, ont dégradé la qualité tout en ne réglant rien à la question de la rémunération des producteurs laitiers ».

Une affirmation que dément Patrick Mercier, qui a défendu les intérêts des producteurs fermiers au cours de l’accord. Il cite l’exemple du Saint-Nectaire, qui voit coexister sous une même appellation des fromages au lait pasteurisé (AOP Saint-Nectaire laitier) et au lait cru (AOP Saint-Nectaire fermier). Il y a dix ans, la zone vendait plus de fromages pasteurisés produits en laiterie que de fromages au lait cru produits à la ferme (8 000 tonnes contre 5 000). En 2016, 14 000 tonnes de saint-nectaire ont été produites, répartis équitablement entre les deux modes de traitement du lait.

Une réussite qui ne doit pas éclipser les difficultés de certains autres fromages AOC. Ainsi, le Maroilles, originaire du pays de la Thiérarche, près de la frontière belge, est produit à 90 % avec du lait pasteurisé.

« Cet accord va permettre justement de développer le lait cru, en créant notamment plus de solidarité entre les producteurs et un meilleur souci du collectif pour pousser tous ensemble dans la même direction », assure Patrick Mercier. En jeu notamment, la sécurisation de la filière, pour réduire les risques de développement de bactérie et retrouver la confiance des consommateurs.

Le camembert pasteurisé va-t-il être « sans goût » ?

Dans la tribune, les signataires s’inquiètent d’une gastronomie à « deux vitesses », dans laquelle des consommateurs pourront s’offrir le « véritable camembert de Normandie », quand d’autres devront se contenter d’« un plâtre pasteurisé ».

Là encore, Patrick Mercier dénonce « une caricature loin de la réalité ». Selon l’accord, les industriels ont accepté des contraintes inédites : au moins 30 % de vaches de race normande dans leurs troupeaux, avec l’obligation pour elles de pâturer en extérieur en Normandie pendant au moins six mois, avec une part d’herbe minimale dans la ration estivale (25 ares d’herbe par vache). L’accord garantit, en outre, le caractère mi-lactique mi-présure qui caractérise le camembert traditionnel, ce qui constitue « un changement de taille », souligne Patrick Mercier.

« Il est possible de faire du bon fromage en utilisant du lait pasteurisé, et ces conditions vont de toute façon garantir une hausse de la qualité », précise Patrick Mercier. Lui se réjouit déjà de voir « l’image et les valeurs de la Normandie réhabilitées, avec notamment le retour en force des troupeaux de race normande dans les pâturages ».