Des vignes à perte de vue, quelques hameaux, et une départementale très empruntée. Pour se rendre à l’ancien hôtel Formule 1 de Chignin (Savoie), qui héberge 96 demandeurs d’asile depuis l’été 2017, il n’y a pas d’autre choix que de prendre la voiture. Aucune ligne de bus ne dessert la commune. La gare de Montmélian, la ville voisine, est à 5 kilomètres. La grande ville la plus proche, Chambéry, à plus du double.

C’est pourtant là qu’Adoma, le constructeur de logements sociaux qui a remporté un appel d’offres du ministère de l’intérieur en 2016, a établi l’un de ses 62 centres Prahda (Programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile). Plusieurs populations de demandeurs d’asile y cohabitent. Ainsi, à Chignin, les 96 personnes hébergées viennent de 17 pays, relèvent de statuts différents, et ne peuvent souvent pas communiquer entre elles.

Les vignes de Chignin. / Adrien Naselli

Pis : le projet de centre se heurte d’emblée à une défiance généralisée. Le maire de Chignin (sans étiquette) depuis 1989, Michel Ravier, accuse l’Etat d’avoir tout organisé sans concertation. L’Etat lui-même, en la personne du préfet de l’époque, tarde à lancer les travaux voulus par Paris. Le nouveau président de région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, souffle sur les braises avec une pétition contre « la répartition des migrants de Calais dans nos régions. » Des villageois commencent même à constituer un « collectif anti-migrants » et diverses rumeurs se propagent.

Dans ces conditions, l’intégration des demandeurs d’asile ressemble à une mission impossible. Et pourtant.

Supporter l’attente

Arrivés d’Angola « en catastrophe » en août 2017, Cristiano et sa femme ont posé leurs maigres bagages le 27 mars à Chignin, après avoir vécu dans un squat à Lyon et avoir été orientés par l’OFII (Office français d’immigration et d’intégration). Diplômé d’une licence en informatique, Cristiano meurt d’ennui à Chignin : « On est totalement déconnecté, ma femme et moi. Et puis il faut marcher longtemps pour aller faire les courses, sur cette route qui est très dangereuse pour les piétons. » L’OFII verse à Cristiano et à sa femme une allocation de 252 euros par mois. À Lyon, le couple trouvait facilement une connexion wi-fi pour échanger avec sa famille en Angola. Ici, pas d’accès à internet et des locaux à la limite de la vétusté : deux à trois cabines de douche et toilettes par étage, et deux cuisines. Laure, l’une des trois intervenantes sociales, a accueilli sa première famille la veille de notre rencontre : « En leur expliquant que le premier magasin est à 30 minutes de marche, je n’étais pas très à l’aise. Même si je sais qu’ils accepteront tout sans broncher. »

Cristiano, demandeur d’asile angolais, attend sa convocation à l’Ofpra au centre de Chignin depuis le 27 mars 2018. / Adrien Naselli

Abdourahmane, un jeune Guinéen, se sait expulsable vers l’Espagne à tout moment. Auparavant, il était hébergé dans le CAO (centre d’accueil et d’orientation) d’Annecy. « Là-bas, des associations nous prenaient comme bénévoles. Ça nous occupait, soupire-t-il. On a l’impression qu’ils nous ont mis là pour nous chasser de la ville. »

Dans un village aussi isolé, attendre la réponse de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) est parfois intenable. Pour George et Jeanne, 34 et 26 ans, originaires de Serbie, c’est une torture : « C’est très beau ici, George adorerait pouvoir travailler dans une ferme comme avant, traduit sa compagne pour nous. Mais sans les papiers, c’est impossible. La beauté ne suffit pas. »

Nécessaire solidarité

L’Etat ne prévoit pas de cours de français pour les migrants. Heureusement, une vingtaine de bénévoles se sont organisés. « Sans leur aide, ce serait beaucoup plus compliqué, admet Victoria, l’une des intervenantes sociales. Leur investissement est énorme pour les cours. Or la barrière de la langue est un frein majeur à l’insertion. » Les bénévoles doivent en théorie faire partie d’une association et signer un contrat pour entrer dans le Formule 1. Mais dans la réalité, tout un réseau d’entraide informelle s’est mis en place. Dons alimentaires, réparation de vieux vélos, tournoi de foot avec le club de Chignin… « Sans eux, ce serait vraiment un calvaire, renchérit Abdourahmane. On n’aurait vraiment rien à faire. »

Monique Bauer chapeaute avec le Secours catholique l’équipe de bénévoles qui vient en aide aux demandeurs d’asiles du centre. / Adrien Naselli

À la campagne, un lien social semble s’instaurer plus clairement que dans l’anonymat des grandes villes. Ce jour-là, Monique Bauer, 64 ans, débarque un panier sous le bras et salue un par un les migrants assis dans l’herbe. C’est elle qui chapeaute l’organisation des bénévoles, qu’elle a inscrits au Secours catholique pour pouvoir intervenir en toute légalité. Monique estime qu’aider les migrants relève de son « engagement chrétien. » Le curé lui a d’ailleurs donné accès à la sacristie de la petite église pour donner des cours de français.

De son côté, Gilles Berlioz, le patron d’un des quatorze vignobles du coin, a embauché deux réfugiés qui ont obtenu leurs papiers au centre après l’été. Boubakar et Alssadik, originaires du Soudan, ont travaillé pendant les dernières vendanges. Le vigneron estime que l’Etat devrait assouplir ses lois pour que les migrants qui veulent travailler puissent le faire en attendant leurs papiers : « Quand Boubakar et Alssadik ont commencé, il fallait les voir à l’ouvrage ! En parlant français avec nous, ils s’intègrent. Et pour moi aussi ce serait pratique, car j’ai toujours besoin de main-d’œuvre. » Gilles Berlioz choisit ses mots avec soin pour expliquer à quel point venir en aide aux migrants lui procure du bien-être : « Quand je viens ici faire les permanences, je ressors avec une énergie et un plaisir intenses. »

Gilles Berlioz, vigneron, devant le Prahda de Chignin. / Adrien Naselli

Grâce aux bénévoles, une rencontre a même été organisée à l’école sur demande de l’institutrice. Jouarda, une Albanaise qui parle quatre langues, et Assan, un Guinéen, ont passé une heure dans chacune des deux classes, à échanger avec les enfants. Après avoir entendu le récit de sa fille, un Chignerain a appelé le lendemain pour savoir comment donner des vêtements. Une succession de petits gestes qui font dire à Monique Bauer : « Tant qu’ils sont là, nous les considérons comme des habitants du village. »

Même le maire a fini par changer d’avis. « Aujourd’hui, ça ne se passe pas trop mal. Les migrants côtoient la population, rencontrent les ados, discutent, et les choses se sont aplanies. » Michel Ravier nous retrouve d’ailleurs à l’ancien Formule 1 où il croise Cristiano. « Quel est votre parcours, sans être indiscret ? » lui lance-t-il. S’ensuit un long échange auquel tous deux donnent la même conclusion : « En ayant installé un centre ici, l’Etat n’a pas fait les choses bien. » Puis ils se séparent. En promettant de se revoir.

Cristiano en grande discussion avec le mairie de Chignin, Michel Ravier, devant l’ancien hôtel Formule 1. / Adrien Naselli

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