Vanessa Paradis dans la suite Chanel à l’hôtel Majestic, à Cannes, le 17 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Sélection officielle – en compétition

Au Festival de Cannes, certains films sont attendus, d’au­tres désirés. Quelque chose d’impalpable – un nom, une rumeur, une histoire, un parfum de provocation, parfois tout cela à la fois – les fait briller plus intensément sous le ciel étoilé de la compétition cannoise. Les statistiques n’étant pas en leur faveur, leur rareté ajoute à leur rayonnement, sans que cela préjuge pour autant de leur réussite réelle. Un couteau dans le cœur, de Yann Gonzalez, présenté jeudi 17 mai à 22 heures devant un parterre de gala, est à l’évidence dans ce cas, d’où la finesse de son placement tardif qui a fait bouillonner les cervelles et monter les enchères tout au long d’un Festival tirant à sa fin.

Produit par Charles Gillibert, transfuge de la société Karmitz volant désormais de ses propres ailes, Un couteau dans le cœur agrège des atomes qui composent sa magie singulière. Yann Gonzalez, l’auteur, pas encore célèbre, mais connu comme le loup blanc dans le cénacle cinéphilique, où, depuis 2006, ses courts-métrages, dont certains sélectionnés à Cannes, affichent une esthétique queer qui détonne dans la création cinématographique française. Dans ce même sillage, claquemuré en studio et ouvert au fantastique, il passe au long-métrage avec Les Rencontres d’après minuit en 2013, histoire d’une soirée libertine incessamment reportée, avec notamment Fabienne Babe, Eric Cantona et Béatrice Dalle.

Vanessa Paradis et Nicolas Maury dans « Un couteau dans le cœur », de Yann Gonzalez. / MEMENTO FILMS DISTRIBUTION

Vanessa Paradis, l’actrice principale du nouveau long-métrage, apporte avec elle la sensualité, le mystère, l’éclectisme d’une carrière populaire dans la chanson, plus erratique au cinéma encore que lors du sulfureux coup de génie de Noce blanche (1989), de Jean-Paul Brisseau. Nicolas Maury, qui partage avec elle l’affiche du film, est quant à lui l’un des plus singuliers parmi les comédiens français, passé maître dans l’art de l’équivoque, second rôle bourré de talent, bourlinguant depuis dix ans dans les arcanes d’un cinéma d’auteur trié sur le volet.

Belphégor homophobe

Ajoutez à ce cocktail déroutant la jolie bombe sur le gâteau qu’est le récit du film. Un incroyable mélange de slasher movie (tueur psychopathe masqué à l’arme blanche), d’humour, de revendication gay, de mélo romantique et de cinéma fantastique. On est à Paris en 1979. Anna (Vanessa Paradis), productrice de cinéma porno gay vite et bien emballé, est en train de se faire quitter par sa monteuse, Loïs (Kate Moran), ce qui la met en charpies. Parallèlement, un tueur au masque de cuir noir, sorte de Belphégor homophobe et hystérique, s’attaque à ses acteurs, qu’il assassine les uns après les autres avec un énorme godemiché noir d’où jaillit en un éclair une lame à cran d’arrêt.

Vanessa Paradis dans la suite Chanel à l’hôtel Majestic, à Cannes, le 17 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Peroxydée, sanglée d’un ciré noir, Anne a fort à faire, œuvrant à ramener Loïs à son amour, à mener l’enquête sur les pas de l’assassin et à tourner un film chaud-chaud qui met en abyme ces ­crimes en série. Cette quête kaléidoscopique et miroitante entraîne le récit dans des confins étranges, depuis la rude backroom d’une boîte homo jusqu’à la somptueuse forêt où chante un oiseau aveugle en passant par les plateaux surréalistes, où les acteurs en panne sont régulièrement remontés par un machiniste dénommé « Bouche d’or ».

Hommage à la culture underground et à la liberté artisanale des années 1970, le film affirme la déconstruction des genres

Mille pistes partent en un mot du film. Narratives (polar, mélo, horreur) aussi bien qu’esthétiques (Kenneth Anger, Georges Franju, Dario Argento). Le récit n’y est qu’un leurre, ouvrant à la recherche de l’impression, de la sensualité, de la réminiscence onirique, de l’élégance graphique, de l’hypnose musicale (magnifique BO signée Anthony Gonzalez et Nicolas Fromageau). On pourrait lui reprocher le manque de profondeur de ses personnages et l’atomisation de sa ligne narrative. Ce serait toutefois subordonner ce qu’il est à ce que l’on voudrait qu’il soit. Hommage à la culture underground et à la liberté artisanale des années 1970, Un couteau dans le cœur affirme la déconstruction des genres, l’impureté de l’art, la proximité baroque du désir et de la mort. Autant de pris sur le pernicieux retour de la morale.

UN COUTEAU DANS LE COEUR de Yann Gonzalez : BANDE-ANNONCE OFFICIELLE / TRAILER
Durée : 01:56

Film français de Yann Gonzalez. Avec Vanessa Paradis, Nicolas Maury, Kate Moran (1 h 40). Sortie en salle le 27 juin. Sur le Web : distribution.memento-films.com/film/infos/88 et www.festival-cannes.com/fr/films/un-couteau-dans-le-coeur