Inauguration le 5 mai de la statue de Karl Marx offerte à la ville de Trèves par la République populaire de Chine, une oeuvre en bronze de Wu Weishan.Photo: Harald Tittel/dpa / Harald Tittel / Harald Tittel/dpa

Le 5 mai, Karl Marx (Trèves, 1818 – Londres, 1883) aurait eu deux cents ans et la célébration de cet événement a provoqué la polémique. Faut-il rendre hommage à l’auteur du Capital, à l’une des figures les plus importantes du communisme ? Ou bien, pour cette même raison, faut-il le tenir pour responsable de la création des Etats totalitaires qui se sont réclamés de lui ?

Faut-il encore lire Marx aujourd’hui ?

Cette question a été largement débattue ces derniers temps (le hors-série mars-avril du Monde s’en est fait l’écho). Mais le fait même qu’on se la pose a de quoi surprendre : l’apport de Karl Marx à l’histoire des idées est indéniable et il a joué, peut-être malgré lui, un rôle essentiel pendant tout le XXsiècle. Le monde dans lequel nous vivons ne serait pas le même s’il n’avait pas vécu et écrit.

En France, le peu de relais médiatiques de ce bicentenaire est révélateur d’un certain malaise. Les mouvements de contestation semblent s’en être grandement détournés, et ils n’utilisent plus ses mots ni ses analyses (s’ils critiquent vivement « l’ultralibéralisme » ou « le néolibéralisme », peu d’entre eux se disent « marxistes »). A l’inverse, aux Etats-Unis, le marxisme semble avoir retrouvé un nouveau souffle, notamment chez la jeunesse qui a massivement voté pour Bernie Sanders aux élections présidentielles, le seul candidat s’affirmant « socialiste ».

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Autre paradoxe : les hommes politiques et les économistes, y compris les plus libéraux, lisent ou relisent Marx avec attention, surtout depuis la crise économique de 2008. Mais déjà en 2006, Warren Buffett (troisième fortune mondiale) déclarait au New York Times :

« Il est vrai qu’il y a une lutte des classes, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons. »

Dans l’arène politique, Emmanuel Macron ne s’est pas gêné, dans un entretien accordé à Elle en mai 2017, de conseiller aux jeunes de lire Marx ! Alors que les représentants de « la gauche » (à l’exception des mouvements trotskistes comme le Nouveau Parti anticapitaliste ou Lutte ouvrière) ne le mentionnent que rarement. Jean-Luc Mélenchon, par exemple, ne prononce quasiment jamais le nom de Marx dans ses discours, alors même qu’il s’en inspire à bien des égards.

Le spectre du prophète

Pourquoi une telle pudeur ? Pour répondre à cette question, il faut imaginer qu’il y a « deux » Marx. D’un côté le philosophe, l’économiste, le sociologue ; de l’autre, le symbole, du totalitarisme pour les uns, de la Révolution pour les autres.

On tient souvent le premier pour le grand théoricien du communisme, mais en réalité il ne parle que très peu du communisme dans son œuvre ! Son véritable objet d’étude, c’est le capitalisme, et son livre majeur, Le Capital (1867-1894), est consacré à l’analyse détaillée, minutieuse, du fonctionnement du système capitaliste, ce qu’il induit comme comportements sociaux, ses défauts inhérents, ses contradictions. C’est pourquoi même ses plus farouches adversaires le lisent encore aujourd’hui.

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De l’autre côté, le symbole. Comme je l’ai écrit ailleurs, le symbole a une fonction sans laquelle il ne peut y avoir de politique, une fonction religieuse au sens strict : relier des individus épars pour qu’ils puissent faire du commun. Or le communisme, justement, a plus qu’aucune autre idée politique ce besoin de symbole et il a remplacé effectivement la religion pour des millions de personnes durant plus d’un siècle. Il a eu son messie (le prolétariat), son eschatologie (la fin de l’Histoire), et son prophète : Karl Marx.

La propagande stalinienne et maoïste a joué sur la dimension prophétique de son œuvre, avec l’aide de son épaisse barbe blanche et de ses longs cheveux (qui sont les attributs de Dieu le Père dans l’imagerie chrétienne). A l’heure actuelle, le président Xi Jinping et le gouvernement chinois continuent à se servir de Marx pour se légitimer. Mais comme le rappelle la série de documentaires proposée par la chaîne Arte, Marx a eu de son vivant un rapport ambigu à ce statut de prophète, tantôt le rejetant (en affirmant sur ses vieux jours qu’il n’était pas marxiste), tantôt en l’acceptant comme un mal nécessaire, et tantôt en en jouissant.

L’hésitation du mouvement social à se réclamer de cette ancienne figure tutélaire vient-elle de la honte d’avoir suivi un homme qui affirmait lui-même que « les hommes ne font pas l’histoire » ? Ou bien le penseur s’est-il tellement dilué dans le symbole que la gauche le tiendrait réellement pour responsable des crimes commis en son nom ? Dans le dernier hors-série du Monde, Slavoj Zizek affirme que ce paradoxe est lié à la nature même du communisme :

« […] le communisme lui-même a rendu très facile de jouer au jeu du coupable à trouver, et, par là, d’accuser le Parti, Staline, Lénine, finalement Marx lui-même des millions de morts, de la terreur et du goulag. Tandis que dans le capitalisme il n’y a personne à qui attribuer la faute : les choses se sont simplement passées à travers des mécanismes anonymes, même si le capitalisme n’a pas été moins destructeur. »

Ironie du sort : l’homme qui a mis au jour les « mécanismes anonymes » de l’Histoire, le « procès sans sujet » (selon l’expression de Louis Althusser), est tenu pour responsable des événements. Il devient pour une certaine « gauche » le repoussoir qu’il a toujours été… pour la droite. Laquelle le relit avec intérêt. C’est une ironie particulièrement cruelle.

Vers un retour de Marx ?

Et pourtant, le monde académique se réempare du penseur que la génération précédente s’était chargée de « ringardiser ». Certains voient en lui un penseur de l’écologie politique, d’autres considèrent la ZAD comme l’expression contemporaine de Révolution prolétarienne. On le modernise à l’aide des « études post-coloniales », des « gender studies », faisant revivre ainsi l’effervescence que son œuvre suscitait dans les années 1960 et 1970.

Les crises financières passées et à venir, l’explosion des inégalités, la mauvaise répartition des richesses, le sentiment toujours plus important de « l’aliénation » au travail produisent un regain d’intérêt pour l’œuvre de Karl Marx. Sa fonction symbolique a pu lui faire du tort, mais elle n’enlève rien à la pertinence de ses analyses. Marx n’était pas un prophète, mais un observateur attentif, un philosophe engagé, qu’il faut lire non pas en y cherchant La Vérité, mais des idées capables d’éclairer la pensée, et (pourquoi pas ?) l’action.

Un peu de lecture ?

- Karl Marx, Philosophie (Gallimard-Folio, 1992) ; Misère de la philosophie (Payot, 2002)

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.

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