LES CHOIX DE LA MATINALE

L’histoire d’une vieille famille corse au fil des siècles, une résurrection amoureuse et sensuelle, un homme qui se retourne sur sa vie, en quête de sens, Jean Harlow, prisonnière de son image, et la biographie du frère de Mauriac… Voici nos coups de cœur de la semaine.

RÉCIT. « Une famille corse », de Robert Colonna d’Istria

Porteur d’un des plus vieux patronymes de Corse, Robert Colonna d’Istria escalade son arbre généalogique, à la recherche de « l’être corse ». Où commencer ? L’ancêtre labellisé, c’est Vincentello d’Istria, qui fut dans l’île, au début du XVe siècle, le vice-roi de la couronne d’Aragon. L’auteur remonte pourtant à l’un de ses prétendus aïeux, Ugo, dont la légende dit qu’il fut envoyé sur l’île en 816 par Charlemagne pour en chasser les Sarrazins. A-t-il vraiment existé ? Peu importe : Ugo Colonna permet d’ériger un mythe fondateur.

Les Colonna d’Istria s’accommodèrent de la République de Gênes, rejoignirent celle de Pascal Paoli. Leur lignée est celle de « seigneurs » et non de bergers, mais l’île entière se raconte à travers ce nom glorieux. Même si l’on y compte peut-être moins de nationalistes qu’ailleurs, tous ses membres sont d’abord « d’une île », le point réunificateur de tous les Corses. « Avant d’être géographique, l’île est une île mentale », avance l’auteur : les familles en conservent l’âme dans des maisons ancestrales comme dans des bocaux de pierre. Des lieux de mémoire, comme désormais ce livre. Ariane Chemin

PLON

« Une famille corse. 1 200 ans de solitude », de Robert Colonna d’Istria, Plon, « Terre humaine », 394 p., 22,90 €.

ROMAN. « Au premier regard », de Margriet de Moor

La pâtisserie, dit-on, apaise l’âme. Peser, mélanger, pétrir, faire lever, enfourner… Et si ces simples gestes étaient les antidotes les plus efficaces aux douleurs enfouies ? On peut se poser la question à la lecture d’Au premier regard, septième roman traduit en français de Margriet de Moor, née en 1941 et grande figure des lettres néerlandaises.

Une femme, en proie à l’insomnie, prépare des gâteaux jusqu’au lever du jour. A l’étage du dessus, elle a laissé, profondément endormi, son nouvel amant de passage : un homme divorcé, rencontré le matin même. Des années auparavant, elle s’est retrouvée veuve, à 25 ans, après quatorze mois de mariage, lorsque son mari, Ton, s’est suicidé sans laisser d’explication. A l’homme qui partage son lit, elle a livré le récit de ce deuil précoce en s’en tenant aux faits, comme avec ses précédentes conquêtes. Mais – est-ce un amour naissant pour ce nouveau venu ? un désir d’aller de l’avant ? – cette nuit est différente des autres. Une brèche s’est rouverte dans une histoire personnelle qu’elle semblait avoir surmontée.

Ecrivaine de l’introspection, Margriet de Moor place sa narratrice face à ce passé sur lequel elle tente de faire la lumière, explorant avec adresse la fragilité des traces que laisse un premier amour. Cette hypnotique peinture d’une résurrection amoureuse et sensuelle dit avec grâce le regret des rendez-vous ratés et l’espoir fragile des recommencements. A. S.

GRASSET

« Au premier regard » (Slapeloze nacht), de Margriet de Moor, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Françoise Antoine, Grasset, « En lettres d’ancre », 150 p., 15 €.

ROMAN. « Poids et mesures. Une comparaison », de H. M. van den Brink

Parti à la retraite après quarante années de service au sein d’une même administration, un homme jette un regard en arrière : que s’est-il passé ? Quelle a été sa vie ? D’ailleurs, est-il la même personne qu’il y a quarante ans ? Et sa femme ? Et ce collègue qui avait commencé sa carrière le même jour que lui et qu’il a côtoyé pendant toutes ces années ? Poussé au départ, ce dernier a disparu un an auparavant sans laisser de traces. Que sait vraiment de lui le narrateur ? Quant à ce travail auquel lui-même a consacré sa vie, ce travail qui consistait à contrôler et à homologuer des appareils de mesure, avait-il vraiment un sens ? Existe-t-il des mesures, des poids – et plus généralement des vérités – immuables et universelles ?

Sous la plume de H. M. van den Brink, l’histoire banale d’un petit fonctionnaire se transforme en une intense quête de valeurs, une recherche de sens à une époque où ce dernier se dérobe. Vu depuis un présent de plus en plus liquéfié, le passé, lui, semble au contraire se solidifier toujours plus. Mais les mécanismes à l’œuvre de nos jours n’étaient-ils pas déjà là dans les années 1960 ? L’arrivée au bureau d’un employé sans cravate n’était-elle pas un signe annonciateur des bouleversements à venir ? Elena Balzamo

GALLIMARD

« Poids et mesures. Une comparaison » (Dijk), de H. M. van den Brink, traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Danielle Losman, Gallimard, « Du monde entier », 208 p., 19,50 €.

ROMAN. « Platine », de Régine Detambel

Le lecteur connaît au moins de réputation le destin tragique et sulfureux de Jean Harlow (1911-1937), première héroïne du cinéma parlant à prendre valeur de sex-symbol. Mais ce n’est pas tant l’histoire de « la Bombe » Harlow que raconte Régine Detambel, dans Platine, que celle d’un corps, celui d’une jolie fille de Kansas City pourvue d’une « chevelure d’ange joaillier » et d’une paire de seins légendaire.

Une fois propulsée en haut de l’affiche par Howard Hughes avec Les Anges de l’enfer (1930), son image et donc son corps doivent répondre aux diktats des nouveaux nababs du cinéma, en l’occurrence Louis B. Mayer. Celle qui a fait rêver d’innombrables jeunes Américains y perd son peu d’autonomie. Quant à l’un des rares choix qu’elle fit au risque de mécontenter Mayer, ce fut une erreur monumentale : elle sortit couverte de bleus, pour n’avoir pas compati en découvrant l’impuissance physiologique, lors de leur nuit de noces, du scénariste Paul Bern, qui devait se suicider quelques jours après cette crise de fureur.

Depuis son premier roman, L’Amputation (Julliard, 1989), Régine Detambel a abordé les sujets les plus divers. Ce qui demeure néanmoins constant dans son œuvre, c’est son rapport physique aux affects : à ce qui affecte le corps. En l’occurrence, le corps lumineux d’une femme dépossédée d’elle-même et donc de tout – sauf de la douleur, que les êtres humains ont en partage, comme y insiste Platine. Bertrand Leclair

ACTES SUD

« Platine », de Régine Detambel, Actes Sud, 192 p., 16,50 €.

BIOGRAPHIE. « Raymond Mauriac, frère de l’autre », de Patrick Rödel

« Mon frère aîné vient de mourir, Raymond, qui avait fait à Bordeaux une carrière d’avoué. Mais le roman l’avait tenté lui aussi. » La nécrologie est courte. Dans son Bloc-notes, en juillet 1960, François Mauriac expédie en deux lignes la vie de ce frère qui vient de disparaître à l’âge de 80 ans. Qu’y aurait-il à dire de ce juriste, auteur d’une thèse de doctorat sur la petite propriété rurale, et qui reprit, époux et père de famille, l’étude d’avoué de son oncle ?

L’universitaire et écrivain Patrick Rödel vient aujourd’hui le sortir de l’ombre. Son Raymond Mauriac, frère de l’autre, fruit de ses recherches dans les archives familiales, livre un portrait de cet aîné contraint par la volonté maternelle à « faire son droit » et à se détacher d’une profonde vocation littéraire. Il attend l’âge de 54 ans pour publier un premier roman, que Le Festin réédite, conjointement à la biographie (144 p., 15 €) : Individu, paru en 1934 chez Grasset. Amour de l’amour sort deux ans plus tard, toujours chez Grasset. L’aventure s’arrête là. L’éditeur ne retient pas Comme un poisson dans l’eau, le manuscrit qu’il propose après-guerre. Il sera aussi refusé ailleurs.

L’histoire est amère. Elle mêle les grandes espérances aux contraintes, aux renoncements. Adolescent exalté par la poésie d’Alfred de Vigny, fils soumis, silencieux rebelle, juriste écrasé d’ennui, écrivain clandestin, vieil homme las : Patrick Rödel rend à Raymond Mauriac sa vérité. Et son talent singulier. Xavier Houssin

LE FESTIN

« Raymond Mauriac, frère de l’autre », de Patrick Rödel, Le Festin, 248 p., 19,50 €.