« Ça va ? », s’inquiète Mickaël. Un jouet vient de sauter au visage de sa fille, Kalys, 7 ans, qui se frotte l’œil droit. « Non, non, non, non, pas du tout », s’agite-t-elle. Zoom de la caméra. Le père s’approche pour lui faire un câlin. Il continue à filmer ce moment intime, mis en avant dans le titre de la vidéo (« Jouet Disney Planes et un accident »). Publiée en juin 2015 sur la chaîne YouTube Studio Bubble Tea, elle a été supprimée un an après à la suite de critiques de plusieurs youtubeurs.

Créé en avril 2014, Studio Bubble Tea dit être la première chaîne familiale française sur YouTube. C’est aussi la plus controversée. Mickaël y met en scène ses filles Kalys, aujourd’hui âgée de 10 ans, et Athéna, 5 ans, dans des vidéos quasi quotidiennes d’environ dix à trente minutes. Elles y ouvrent des colis (« unboxing »), jouent, se déguisent, font de la gym, se baignent… Leur vie quotidienne est exposée au cours de « vlogs » (contraction entre « vidéo » et « blog ») devant plus d’un million d’abonnés.

ON VOUS A ENTENDUS • GRO LANTA SANS GROSSE VOIX ! :) - Studio Bubble Tea
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Des chaînes comme celle-ci, il en existe d’autres en France, comme Swan The Voice (plus de 2 millions d’abonnés), Démo Jouets, Ellie’s Magic World, ou encore Mademoiselle Sabina. Mercredi 23 mai, l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (OPEN) a envoyé une lettre aux procureurs de Lyon et de Bobigny au sujet des chaînes de ce type, sans en mentionner une en particulier. Cette association estime que le travail des enfants des chaînes familiales est illicite. Si la justice française décide de donner suite à cette dénonciation, ce sera une première. 

Aux Etats-Unis, cela fait plusieurs mois que les chaînes YouTube familiales sont accusées d’être le théâtre de manipulations, voire d’actes de maltraitance.

Accusations de maltraitance

La chaîne américaine Toy Freaks, qui dénombrait 8,5 millions d’abonnés, a fermé en novembre. Un père y filmait ses filles de 9 et 7 ans dans leur vie quotidienne ou pour des vidéos promotionnelles. Mais ce sont certaines mises en scène (un crapaud jeté dans leur bain, de la mousse à raser étalée sur le visage d’une des filles en pleurs, des serpents vivants à proximité des fillettes terrorisées…) pour lesquelles le père a été accusé de maltraiter ses enfants.

Cas similaire : celui du youtubeur américain Michael « DaddyOFive » Martin. Après des canulars jugés cruels, lui et sa compagne ont perdu la garde de deux des cinq enfants l’an dernier et ont été condamnés à cinq ans de mise à l’épreuve. Malgré tout, le vidéaste continue à mettre en ligne leur vie de famille avec ses trois autres fils.

DISGUSTING! Deleted Video Exposes HUGE Problem In DO5 YouTube Scandal
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Des comportements et des situations de maltraitance – enfants ligotés, couverts de faux sang ou enfermés dans une machine à laver – dont des dizaines d’exemples à travers le monde ont été listés par le site BuzzFeed. YouTube a réagi en promettant une série de mesures pour « protéger les familles ». Sollicitée, l’entreprise n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.

Grossièretés et polémiques

En France, les affaires concernant des chaînes familiales sont plus rares. Une des plus importantes est celle baptisée « Timy 7 ans » : une vidéo devenue virale en avril 2016 par la grossièreté du contenu (« Je suis en CE1 et j’ai une grosse bite. […] Abonnez-vous à ma chaîne s’il vous plaît, sinon je te nique ta mère, ou ta pute, ou ta sœur »). Le frère de Timy, 17 ans à l’époque et lui-même youtubeur, avait dû présenter ses excuses en avouant qu’il avait dirigé son petit frère et publié la vidéo. Moins de deux ans plus tard, il est pourtant de retour et capitalise même sur cette polémique.

LE RETOUR DE TIMY 7 ANS !
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Autre exemple la même année, la chaîne Moi c’est Anthéa – 9 ans et plus de 200 000 abonnés. Malgré une description laissant croire à des vidéos spontanées, les internautes ont mené l’enquête. Regards lancés à une personne derrière la caméra, textes récités, adresse e-mail créée pour des partenariats… Ils suspectent fortement la cousine de 16 ans d’Anthéa de rédiger, tourner et mettre en ligne les contenus. Avalanche de critiques sur les réseaux sociaux. Toutes les vidéos ont été supprimées entre la fin de 2016 et le début de 2017.

Quel impact sur les enfants ?

L’impact psychologique de cette médiatisation ? « Très variable. C’est une question d’équilibre qui dépend de l’environnement de l’enfant. Les enfants peuvent être incapables de faire la différence entre temps de médiatisation et temps de loisirs, explique Samuel Comblez, directeur des opérations d’e-Enfance, une association de protection de l’enfance sur Internet. Ils ont besoin d’intimité. Se dévoiler tout le temps n’est pas sain pour la construction du rapport à soi et aux autres. »

Autre danger auquel peuvent être confrontés ces enfants, la violence des réseaux, explique Samuel Comblez :

« Les enfants sont incapables de gérer l’agressivité des trolls. Cela produit beaucoup d’insécurité. Il faut une capacité de recul pour comprendre que la personne se sent invulnérable derrière un écran. Même certains adultes n’arrivent pas à faire la part des choses ! »

Difficile de recueillir l’avis des familles concernées. Sophie, maman aux commandes de la chaîne YouTube Swan The Voice, explique :

« La popularité de Néo l’a métamorphosé et lui a permis de prendre confiance en lui. Il prend beaucoup de plaisir à rencontrer nos abonnés et nos fans, et il s’épanouit totalement dans cette nouvelle vie. Il a compris depuis longtemps qu’il s’agissait de la “rançon de la gloire”, et qu’il pouvait être la cible de jalousies de la part de personnes moins gâtées par la vie que lui. »

Mava Chou, youtubeuse à la tête d’une chaîne familiale de près de 100 000 abonnés, tempère, elle aussi : « Les mauvais commentaires sont minimes. Et mes enfants sont trop jeunes pour y avoir accès. »

« C’est moi qui les retiens ! »

Sont-ils également trop jeunes pour réaliser jusqu’à une trentaine de vidéos par mois pour certaines chaînes comme Studio Bubble Tea ? C’est ce que pensent plus de 40 500 internautes, qui ont signé une pétition, lancée par le youtubeur français se faisant appeler « le roi des rats », pour un encadrement des enfants sur YouTube.

Mava Chou, une mère de famille de 28 ans, à la tête d’une tribu de quatre enfants de 2 à 8 ans, se fixe des limites sur ce point :

« Quand je sens qu’ils n’ont pas envie de faire de vidéo, je ne les filme pas. Ils apparaissent une à deux minutes dans un vlog de vingt minutes. Je ne leur donne pas d’indications. En fait, je ne veux pas que mes enfants deviennent protagonistes de ma chaîne. Mais ils font partie de mon quotidien… et ils veulent être filmés. C’est moi qui les retiens ! »

« Mes enfants ne sont pas forcés de déballer des jouets, balaie Mava Chou. D’ailleurs, je peux compter sur les doigts de ma main le nombre de tests. » Elle souffle que « certaines chaînes » n’ont pas la même conduite.

« Esclavage »

Sophie – qui assure mettre de côté l’argent généré par Swan The Voice en attendant que ses enfants atteignent la majorité – dit être « l’assistante de ses fils ». « Lorsque nous recevons une proposition, nous la soumettons à Néo et Swan. Si cela les intéresse, je m’occupe de l’organisation. »

« Néo et Swan ont une vie tout à fait ordinaire en dehors de YouTube »

Elle ajoute : « Il ne s’agit pas vraiment de tournages, mais principalement de captations de moments de loisirs, qui ont lieu pendant les vacances, les week-ends, les mercredis… » D’autant que « Néo et Swan ont une vie tout à fait ordinaire en dehors de YouTube ».

Dalila Madjid, avocate en droit du travail et spécialiste d’Internet, les parents « utilisent leurs enfants en leur donnant des directives pour vendre un produit dans le cadre d’un sponsoring, ou simplement faire des vidéos qui rapportent de l’argent ». Pour l’avocate, « c’est de l’esclavage ». C’est justement la question du travail illégal qui a motivé l’association OPEN à envoyer à deux parquets un courrier de dénonciation et à saisir le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE).

Quant à Néo, l’aîné de la chaîne Néo et Swan, 250 000 abonnés sur Instagram, il se défend dans une vidéo :

« Je ne suis pas forcé par ma mère. C’est moi qui fais ce que je veux. (…) Moi, j’ai toujours voulu être youtubeur. Plus tard, j’aimerais bien en faire mon métier. (…) Le seul truc qui me dérange dans cette vie, c’est les gens qui racontent des conneries sur nous. (…) Je sais que les vidéos de Swan The Voice et Néo The One [sa chaîne YouTube personnelle] sont monétisées. Et je sais bien aussi ce que ma mère fait avec cet argent : elle nous offre tout ce qu’on veut. »

Son regard se plante dans l’objectif. « Notre mère, elle nous fait une vie de rêve. Et elle nous prépare un avenir de rêve. »

Retrouvez nos articles sur YouTube et les enfants

Retrouvez l’intégralité de cette série sur les liens parfois problématiques entre les enfants et YouTube, pour découvrir ce qu’ils regardent sur la plate-forme, mais aussi ce qu’ils y créent :