Connor, premier des trois héros de « Detroit », est chargé de faire équipe avec un sosie approximatif d’Alain Chabat. / SONY

Combien y a-t-il d’auteurs dans l’industrie du jeu vidéo ? De gens dont on reconnaît la patte, le style, et qui entendent développer une œuvre ? Les Japonais ont Hideo Kojima. Les Américains ont (le Chinois) Jenova Chen. En France, nous avons le studio Quantic Dream et son fondateur David Cage, créateur clivant, parfois loué aux gémonies (L’Express a parlé du « Godard du pixel »), d’autres fois moqué pour la prétention de ses jeux, voire vertement critiqué pour ses méthodes de management.

Quoi qu’il en soit, M. Cage essaye des choses. La dernière tentative en date s’appelle Detroit : Become Human et sort sur PlayStation 4 ce vendredi 25 mai. Un jeu vidéo qui entend faire réfléchir, voire émouvoir.

Il s’ouvre d’ailleurs sur un avertissement naïf, un peu prétentieux, terriblement cabotin, déclamé par une narratrice de pixels au visage criant de vérité : ce qu’on s’apprête à vivre n’est pas qu’un jeu, c’est notre futur. C’est de l’intelligence artificielle qu’il sera question, de ses progrès et du fait qu’elle serait, selon le parti pris de M. Cage, de plus en plus indissociable d’une intelligence et d’une conscience bien réelles.

Corvéables à merci

Esquissé dans l’aimable brouillon Fahrenheit (2005), mûri avec le plus intéressant Heavy Rain (2010) et définitivement entériné dans le pourtant nanar Beyond : Two Souls (2013), David Cage et Quantic Dream ont mis au point une grammaire devenue une marque de fabrique, un genre à part entière, qui louche vers le cinéma sans en être.

La recette n’a finalement pas bougé depuis Heavy Rain : d’abord, il faut un casting choral, dont le joueur incarnera alternativement chacun des protagonistes. Dans Detroit, il s’agit de trois androïdes qui, dans ce futur proche, sont considérés comme de la main-d’œuvre corvéable à merci.

Markus sera-t-il le premier Che Guevara de silicone ? / SONY

Il y a d’abord Connor, jeune flic zélé expert en négociation. Puis Kara, femme de ménage au service d’un homme sans emploi – et donc forcément violent et drogué, comme la plupart des personnes dans le besoin dans l’œuvre de David Cage. Enfin, il y a Markus, auxiliaire de vie d’un vieil homme souffreteux, mi-artiste mi-mentor, dont on n’imagine pas une seconde qu’il puisse survivre à la première heure de jeu.

Celle-ci commence au moment où nos trois héros, jusqu’ici robots serviles, se découvrent une conscience, et donc une humanité. Comment sont-ils devenus humains ? C’est peut-être le sous-titre du jeu, mais ce n’est pas son propos : bizarrement, cette problématique ne sera jamais abordée.

Non, ce qui intéresse M. Cage n’est pas ce qui fait la différence entre une IA et un humain, mais d’imaginer quelles conséquences sur notre société pourrait avoir une volonté d’émancipation des androïdes.

Au joueur de décider

Ensuite, comme toujours chez David Cage, il faut une ambiance façon Hollywood. Chaque chapitre est mis en scène comme un décor de cinéma, autant de tableaux dans lesquels les joueurs prendre des décisions lourdes de conséquences.

Sublimées par le studio de motion capture qui fait la fierté de Quantic Dream, ces scènes sont doublées par des acteurs de cinéma, qui prêtent régulièrement leurs traits et leurs gestuelles aux personnages.

Kara, kidnappeuse sans s’en rendre compte. / SONY

Le joueur a ici à chaque instant la possibilité d’imprimer sa marque. Il faut faire attention à ce qu’on dit et à ce qu’on fait dans Detroit : les mots et les actes ont des conséquences, et dessinent progressivement une aventure qui ne sera jamais tout à fait la même d’une partie à l’autre.

Trivial

Enfin, troisième élément constitutif de l’œuvre de David Cage : un parti pris radical en terme de prise en main. Contrairement à 99 % de la production vidéoludique, il n’y a pas un bouton pour courir, un autre pour sauter et un dernier pour tirer.

A la place, le Français nous demande de reproduire, avec les joysticks, ou même en bougeant une manette percluse de détecteurs de mouvements, les actions qui apparaissent à l’écran. Pour tourner une poignée, on fera par exemple tourner à 360° le joystick droit. Pour pousser la porte, on le poussera vers l’avant. Pour se battre, on appuiera en rythme sur une séquence de touches qui apparaît à l’écran. Un gimmick dont l’intérêt est clairement de proposer au joueur de s’occuper les doigts entre deux dialogues, et dont M. Cage, il faut bien le dire, abuse un peu.

Il y a en effet quelque chose de gentiment grotesque, après dix heures de jeu et alors que le monde s’abîme dans le chaos, à mimer le geste de se verser un café ou d’enfiler une chaussure. Une volonté de tout montrer, de tout faire faire, même le plus trivial, qui contraste singulièrement avec l’ambition cinématographique d’un jeu qui ne semble pas tout à fait à l’aise avec l’art de l’ellipse.

Chacun des héros commence le jeu par une épiphanie, un traumatisme qui va le faire « devenir humain ». / Sony

Simple objet ludique

Detroit essaye donc, parfois avec un tantinet de maladresse, de se détacher des canons du jeu vidéo pour se concentrer sur l’histoire. Il essaye, mais sur ce point échoue assez largement.

Detroit nous rappelle en effet en permanence à sa simple condition d’objet ludique. Par exemple en nous expliquant que chercher des indices dans le décor permet d’avoir accès à certaines options de dialogue « bénéfiques », sous-entendu que d’autres seraient mauvaises, comme il y a une bonne et une mauvaise façon de jouer aux échecs ou aux billes.

Comme un simple Donkey Kong ou Sonic, Detroit propose même un système de « score » à la fin des niveaux, des points qui viennent récompenser le joueur après chaque séquence plus ou moins réussie – mais réussie par rapport à quoi ? Mystère.

Cuisine interne

Detroit est donc seulement un jeu... mais c’est justement dans les moments où il l’assume qu’il en devient fascinant. Ainsi, très régulièrement, entre chaque scène à vrai dire, il propose au joueur d’observer une arborescence, où celui-ci peut voir d’un coup d’œil toutes les décisions qu’il a prises – et toutes celles qu’il aurait pu prendre.

Lors de ces séquences d’une confondante franchise, il semble lever le rideau sur ses coulisses, nous expliquant dans ses moindres détails comment fonctionne une narration interactive.

Et cette cuisine interne, contrairement à une histoire parfois inégale, est passionnante. C’est une véritable cathédrale de « design narratif » que l’on explore avec une stupéfaction grandissante, tandis que les histoires, et la façon dont elles s’interpénètrent, ne cessent de se complexifier.

Le jeu est virtuellement doté d’une infinité de fins différentes. / Sony

A tel point que si les prémisses de l’aventure sont les mêmes pour tous les joueurs, sa conclusion sera, elle, virtuellement différente pour chacun de ses milliers de joueurs.

C’est malin. Par son dispositif même, Detroit était de toute façon condamné à ne rien dire d’intéressant sur les robots : oui, Connor, Kara ou Markus ont des réactions humaines. Oui, ils doutent. Oui ils ressentent de l’empathie. Mais qui s’en étonnera, quand ils ne sont que des coquilles vides animées par un marionnettiste, le joueur, bien humain lui ?

Detroit, jeu un peu tricheur, n’est donc pas un jeu sur les robots. C’est en revanche un formidable jeu sur le jeu vidéo.

L’avis de Pixels

On a aimé :

  • Les innombrables choix qui sont proposés au joueur, et les contorsions que font les développeurs pour réussir à en tenir compte
  • Une écriture plus sobre et maîtrisée que par le passé
  • Une réalisation de très haute volée

On n’a pas aimé :

  • Les actions du quotidien à mimer à la manette, fatigantes après dix heures de jeu
  • Quelques moments, surtout sur la fin, où l’histoire perd en cohérence
  • Un jeu qui fait mine de parler du ressenti des androïdes, quand ils sont en réalité en permanence contrôlés par un joueur humain

C’est pour vous si :

  • Vous avez aimé Heavy Rain : c’est la même chose en mieux

Ce n’est pas pour vous si :

  • Vous aimez A bout de souffle et Le Mépris : ça n’a strictement aucun rapport

La note de Pixels

872 bonnes décisions sur 1 152 fins possibles