A 10 ans, Jimena Valle, plus connue sous le nom de « Gibby », a les mêmes préoccupations que la plupart des enfants de son âge : s’amuser avec ses amis, danser, se chamailler avec ses frères et sœurs, réussir à l’école… A une exception près : elle doit aussi gérer une énorme célébrité. Il y a cinq ans, elle s’est mise à tourner – sur un ton très enjoué, sa marque de fabrique – des vidéos sur sa vie quotidienne. La petite youtubeuse mexicaine de Colima a depuis accumulé plus de six millions d’abonnés sur sa chaîne.

¡Desapareció mi canal! / Les dí mi número de celular / #SOMOS3MILLONES - Gibby :)
Durée : 19:02

Le cas de « Gibby » n’est pas rare. Y compris en France, de nombreux vidéastes ont commencé avant même d’avoir mis un pied au collège. A 9, 10, ou 11 ans, ils avaient déjà créé leur chaîne YouTube, entretenue avec les moyens du bord. La webcam de l’ordinateur familial ou le téléphone des parents ont servi de première caméra. « J’ai posté ma première vidéo il y a trois ans. Je l’ai regardée il n’y a pas longtemps, et on voit de suite que le montage, le cadrage, le contenu ne sont pas bien. Depuis j’ai progressé et ma gêne devant la caméra est partie », explique au Monde Paola Locatelli, une adolescente qui vit dans la banlieue est de Paris et qui, à tout juste 14 ans, compte plus de 350 000 abonnés sur sa chaîne – le double sur son compte Instagram.

Jongler entre l’école et YouTube

Dans la plupart des cas, les parents n’ont pas vu d’inconvénient à ce que leur progéniture ouvre un compte YouTube. Ils étaient loin d’imaginer que leurs enfants pouvaient, depuis leur chambre, créer des contenus qui pourraient être regardés par un nombre vertigineux de spectateurs. A vrai dire, les apprentis youtubeurs ne l’envisageaient pas plus.

De simple amusement, YouTube est devenu sans vraiment qu’ils s’en aperçoivent une passion, et parfois même un travail, chronophage. Aurélien, 16 ans, tient avec Julien la chaîne scientifique M-Gigantoraptor. Il estime par exemple que son prochain contenu lui prendra « six heures pour l’écriture du texte, trois heures de tournage, et cinq heures de plus pour le montage et la publication ». Un investissement que confirme Paola. Celle-ci évalue à une dizaine d’heures en moyenne le temps nécessaire à la réalisation d’une vidéo :

« Pour certaines vidéos, comme celles où je réponds juste aux questions de mes abonnés, je n’écris rien à l’avance. Mais pour les autres, les humoristiques, je note un scénario pour ne pas perdre mes idées. Il y a un vrai travail derrière. »

AVOIR UNE SOEUR 👭
Durée : 06:09

Jongler entre cette activité et l’école n’est pas toujours simple. Depuis qu’ils sont passés en première scientifique, Aurélien et Julien ont dû d’ailleurs ralentir le rythme, passant de deux vidéos par mois en moyenne à « une toutes les trois semaines, voire tous les mois ».

« La fille infréquentable »

En plus des tournages et des montages, il faut aussi prendre le temps d’entretenir sa communauté, et de trier les centaines de commentaires. Ces derniers ne sont pas plus tendres avec les vidéastes jeunes que les autres. Au contraire : l’âge est souvent au cœur des critiques. « Tous les jours, on me reproche mon âge ou mon manque d’expérience sous mes photos postées sur Instagram, mes vidéos, sur Twitter », dit en soupirant Paola Locatelli.

« Je ne réponds même pas. C’est inutile, je ne peux pas avancer le temps ou mentir sur mon âge, il faut faire avec. Au début, c’était limite complexant pour moi de dire que j’avais 11 ans, parce que les gens étaient choqués, le prenaient mal. J’étais blessée par certains commentaires que je lisais car je n’avais jamais vu ça auparavant, je n’avais rien fait, rien dit. Ça me touchait beaucoup. Aujourd’hui, je considère que [mon âge] est une force, je me dis que je suis jeune et que j’ai encore plein de temps. »

Ces critiques n’ont pas touché que Paola. Aurélien en a reçu dès qu’il s’est attaqué aux idées des complotistes. Une « grosse quantité de commentaires négatifs insultants, dont 95 % portaient sur l’âge ». Récemment, Aurélien a aussi fait l’objet d’insultes antisémites à la suite de la publication d’une vidéo.

Les limites de l'anthropomorphisme - IRL
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Nina alias « MelleNina », elle, était « tellement jeune » qu’elle ne se souvient pas de toutes les méchancetés et insultes que des internautes ont pu lui adresser. « Je me demandais pourquoi on me disait telle chose, mais ça ne me faisait pas particulièrement de la peine au début. Je pense que ça a été plus difficile à gérer pour mes parents. » Sa mère, qui se trouve à ses côtés, acquiesce.

« Les gens ne comprenaient pas qu’on puisse laisser notre fille faire des vidéos sur YouTube. Le phénomène était tellement nouveau, qu’on se prenait des “mais elle est super jeune”, des “oh mon dieu exposer ses enfants comme ça !”. On sexualisait aussi beaucoup Nina parce qu’elle se maquillait. Alors qu’elle prenait juste soin d’elle et ça n’avait rien de pervers. »

Les « règles du jeu social »

Cyril Di Palma, délégué général de l’association Génération Numérique, alerte sur les dangers de telles critiques.

« Déjà qu’en tant qu’adulte, ce n’est pas facile à subir… Un enfant n’a pas le cuir épais, il n’est ni formé ni préparé à ça. Imaginez les dégâts que ça peut causer sur eux. »

Psychologue clinicienne spécialiste des enfants et adolescents, Claire Blanchet n’est pas favorable à ce que les plus jeunes ouvrent une chaîne YouTube. Si elle considère que les vidéos « peuvent être un support intéressant à la créativité et à la construction psychique », elle estime aussi qu’il y a des dangers :

« A l’âge de la primaire, ils ne comprennent pas toutes les règles du jeu social, ni ce qu’ils doivent préserver de leur vie privée, ni les conséquences de ce qu’ils publient. »

« La frontière entre vie privée et YouTube se fait naturellement, parfois c’est un peu compliqué parce qu’il y a des abonnés qui appellent en numéro privé ou qui se mettent en bas de chez moi, alors que j’ai jamais donné mon adresse, admet Paola. Je suis pas Beyoncé, mais c’est vrai que les numéros masqués qui m’appellent, c’est un peu chiant, oppressant, ou les gens un petit peu psychopathes. J’ai déjà des amis youtubeurs qui se sont fait agresser. »

« YouTube, ça peut déboucher sur beaucoup de choses »

Pour faire face à ces risques ou pour gérer les volets administratif et commercial de leur chaîne, certains ont choisi de s’entourer. Ainsi, si la mère de Jimena continue de garder un œil sur ses activités, elle a confié la carrière de sa fille à une manageuse. Celle-ci s’occupe de la vidéaste depuis Mexico, à 700 kilomètres de chez elle. Paola, elle, a choisi également de s’en remettre, contre rémunération, à des agents : Ruben Cohen et Rubben Chiche. Ceux-là ont monté il y a un an et demi Foll-ow, une écurie d’influenceurs sise dans des locaux flambant neufs et douillets en plein cœur du 9e arrondissement de Paris. Ils y accueillent et managent « une vingtaine de talents sur les réseaux sociaux », qui peuvent venir « faire des vidéos, passer quand ils veulent, se détendre, voir leurs amis ».

Ils s’occupent aussi, dans le cas de Paola, de « tout ce qui est administration, contrats, négociations » avec des marques. De quoi lui laisser le temps d’alimenter son compte Instagram – qu’elle privilégie désormais à son compte YouTube – et se concentrer sur son avenir.

Parmi les vidéastes interrogés, aucun ne se voit devenir youtubeur professionnel : Jimena se rêve plutôt en professeure de danse, Aurélien en paléontologue. Nina ne sait pas encore quel métier elle choisira. Quant à Paola, elle compte avant toute chose passer son bac. « YouTube, ça peut déboucher sur beaucoup de choses. Ce qui m’intéresse à terme, c’est devenir actrice, et le mannequinat », explique la jeune fille. Des envies qui lui sont devenues beaucoup plus envisageables depuis qu’elle s’est attirée la sympathie de la chanteuse Rihanna et du mannequin Tyra Banks – ces dernières lui adressent des messages sur les réseaux sociaux – et qu’elle reçoit des invitations à des défilés.

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