« Tu joues à League of Legends ? Moi, ma compétence de héros, c’est que je ne crains pas le jetlag », sourit Nicolas Laurent. Il reste tout juste 48 heures à Paris, où se tenaient du vendredi 18 au dimanche 20 mai les MSI (Mid-Season Invitational), une compétition internationale annuelle du jeu League of Legends, avant de repartir à Los Angeles, où il vit désormais. Et pour cause : depuis octobre 2017, il est le PDG de Riot Games, le géant du jeu en ligne, dont l’unique production attire entre 80 et 100 millions de joueurs chaque mois.

Pull rond sur des épaules de footballeur américain, voix douce et regard d’ours en peluche, Nicolo, comme il se fait appeler (« Des Nicolas, il y en avait cinq dans ma classe, des Laurent, deux »), a déjà pris les habitudes des dirigeants de la Silicon Valley. Il a le tutoiement facile, fait des « checks » à ses employés pour les saluer, évoque l’ambiance « super cool » des événements e-sport parisiens.

Sur une échelle de 0 à 10 des patrons décontractés, où 0 serait Jean-Marie Messier, il serait à 9. En entrée d’interview, il demande comment ses propos seront retranscrits. « Parce que comme je vis depuis longtemps aux Etats-Unis, mon français est un peu jeanclaudevandamien », prévient-il dans un grand sourire.

Ecole de commerce option jeu vidéo

Nicolas Laurent est un enfant des années 1980. Il en a les références cinématographiques, mais aussi vidéoludiques : des parties sur consoles Nintendo, Master System, Mega Drive, ou encore Super Nintendo, puis en grandissant, le PC. « C’est là où je me suis beaucoup mis à jouer en ligne, notamment à La Quatrième Prophétie, se remémore-t-il. Puis Everquest, World of Warcraft, Unreal, Quake, beaucoup de jeux en ligne hardcore, un peu compétitifs. »

Après un lycée militaire vers Grenoble et une classe préparatoire à Henri-IV à Paris, il enchaîne avec l’Essec, l’une des plus prestigieuses écoles de commerce françaises. Celle-ci ouvre de nombreuses portes, mais lui n’a qu’un secteur en tête :

« L’industrie qui me passionnait, c’était le jeu vidéo et, pour le métier, j’ai essayé d’aller là où je pensais pouvoir être meilleur que la moyenne. Artiste ou programmeur, ce n’était pas le cas. Alors je me suis concentré sur le business. »

« J’avais le meilleur boulot du monde »

Sa philosophie ? « Travaille dans l’industrie qui te passionne, sur un rôle qui te valorise. » Il refuse les stages dans d’autres filières, pour privilégier une filiale d’Orange qui gère un portail de jeu vidéo en ligne, Goa.com, qu’il connaît bien pour avoir beaucoup joué à La Quatrième Prophétie. Il y restera six ans, de 2003 à 2009.

Thomas Bidaux, fondateur d’une société de conseil en jeux en ligne, l’a côtoyé à Goa.com cette époque. Il se souvient d’un profil rare et bienvenu :

« Il n’est pas dans la partie créative, mais ce n’est pas plus mal. Parfois, notre industrie manque de personnes avec une approche très orientée business, mais qui soit dans le support des créatifs et non pas dans leur exploitation. »
« J’avais ce que je considérais être le meilleur boulot du monde, se souvient l’intéressé : je parcourais le monde à la rencontre de jeux et de sociétés qui avaient des projets intéressants. Si je trouvais que c’était bien, je revenais et je montais un dossier pour financer le projet et acquérir les droits d’édition. »

Face à des jeux souvent au stade de simple prototype, voire de présentation PowerPoint, il fait étalage de sa manière de penser très méthodique :

« Ma vision est très proche du “venture capital”, capital-risque comme on dit en français : je regarde à 20 % l’idée et à 80 % l’équipe. Parce qu’une idée moyenne avec une super équipe, ça rend toujours quelque chose de bien. »

En Corée, il a « vu le futur »

Nicolas Laurent, le PDG de Riot Games, lors d’un entretien avec « Le Monde » dans les bureaux parisiens de l’éditeur. / William Audureau / Le Monde

C’est alors qu’il est chez Goa.com, en 2007, que Nicolo Laurent fait la rencontre de Mark Merrill et de Brandon Beck, les cofondateurs d’un jeune studio de Los Angeles, Riot Games. « Ce que j’ai aimé chez Riot, c’est cette combinaison très rare entre des gens très gameurs, qui connaissent le jeu vidéo en détail, et très orientés business. Cela correspond aussi à ma nature », convient-il.

Nicolo revient d’Asie, persuadé d’avoir « vu le futur, sur le modèle coréen »

Entre Riot et lui, c’est le coup de foudre. Nicolo revient d’Asie et est persuadé d’avoir « vu le futur, sur le modèle coréen », celui de jeux vidéo à gros budget gratuits, dont la vie commerciale s’étend sur plusieurs années. De leur côté, Mark Merrill et Brandon Beck cherchent justement éditeur qui accepte de soutenir leur jeu sur le long terme. Une stratégie peut-être trop avant-gardiste en Occident, où Riot essuie refus sur refus –  sauf de la part de Goa.com, grâce à Nicolo Laurent. En 2007, la filiale d’Orange devient ainsi pour quelques millions d’euros le premier éditeur d’Onslaught, le nom de projet de League of Legends.

L’entreprise américaine n’oublie pas. Deux ans plus tard, lorsque Riot connaît des difficultés financières, c’est vers le Français que les fondateurs se tournent. L’ancien de l’Essec est débauché comme responsable de développement international. Sa mission ? Grâce à son réseau sur les quatre continents, trouver des partenaires en Russie, au Brésil, ou en encore en Corée.

Las, il découvre à son tour, cette fois de l’intérieur, le désintérêt que suscitent alors le jeu et son concept. Riot décide de s’autoéditer. « Plutôt que de signer des deals d’édition, je me suis retrouvé à monter des structures d’édition de par le monde. » Avec quel succès : League of Legends s’impose à partir de 2012 comme le titre le plus joué de la planète et, en Occident, l’initiateur de la mode de l’e-sport et du jeu-service.

Le côté obscur du recrutement

En octobre 2017, le voilà promu PDG. Le passionné de jeu vidéo fait du recrutement, du management et de la stratégie. « Et puis, beaucoup d’opérationnel, s’assurer que tout va bien, car on est quand même une boîte de 3 000 employés, la probabilité qu’il n’y ait jamais de problème est quand même faible. »

Un employé de Riot évoque au Monde une importante culture de la « bienveillance », au sein du studio américain. Mais Riot a beau être une entreprise en expansion quasi constante, parfois, certaines personnes ne font pas l’affaire, regrette Nicolo Laurent, par ailleurs, fils d’un ancien syndicaliste :

« Les moments les plus durs, c’est quand il faut se séparer des gens. Je me souviens une fois avoir dû licencier le patron d’une filiale le lendemain de ma lune de miel à l’autre bout du monde, et laisser les équipes seules pendant plusieurs mois. C’est toujours difficile. »

Lui jure ne vouloir se consacrer qu’au futur de sa boîte, et n’hésite pas à se projeter à quinze ou vingt ans. « Il y a dix ans, je suis tombé amoureux de cette boîte, rappelle-t-il. Je veux prouver qu’on a une super équipe, qu’on est capable de connaître plusieurs succès. C’est mon objectif. » Il supervise notamment les prochains jeux de Riot, les « deux, trois, voire quatre » titres que lancera Riot dans les dix prochaines années. Ils commencent déjà à tourner en interne – y compris, privilège d’une passion qui l’a mené aux plus hautes fonctions, sur son ordinateur personnel.