Il est 16 heures, l’école vient tout juste de se terminer. Mais pour certains, pas question de se reposer : venus de toute la région, ils sont venus à Exeter, une ville de 115 000 habitants du sud-ouest de l’Angleterre, assister à des cours du soir d’un genre un peu particulier. A la Tubers Academy, des enfants apprennent à devenir youtubeurs.

Regroupés dans la salle principale, les sweats à capuche encore trempés par la pluie, les élèves s’impatientent. « La semaine dernière, ils n’ont pas eu cours à cause de la neige. Ils sont un peu surexcités », concède le fondateur et dirigeant de l’école Nick Ellison, couvrant avec sa voix le concours de faux pets organisé par un élève.

« Faites péter les notifications »

L’équipe de « mini-tubeurs » du vendredi soir. Au fond en sweat noir et rouge, Nick Ellison, le fondateur de l’école. / Perrine Signoret / Le Monde

Ce vendredi du mois de mars, ils sont une vingtaine, sur les 150 élèves réguliers que compte l’école au total, à se demander à quelle sauce Nick Ellison va les cuisiner. Ici, ils se familiarisent aussi bien à la prise d’image, la maîtrise des éclairages et du son qu’au montage, à la gestion d’un planning ou encore à la promotion de contenus sur Internet.

Une heure sera finalement dédiée au tournage d’une vidéo challenge, baptisée « two truths one lie ». Chacun doit écrire sur un papier deux affirmations vraies et une fausse à son propos sur un bout de papier. Face caméra, ses camarades devront deviner laquelle est un mensonge.

Ryan, Joe, Andy et Travis sont les premiers à passer. « Ryan, tu nous fais l’intro ? On fait un essai avant de filmer ? », demande le fondateur de l’école, qui se charge de filmer la scène pour cette fois. Ryan, en sweat vert, se lance. « Tu nous la refais avec plus d’enthousiasme ? », propose Nick Ellison. La deuxième tentative est meilleure, la troisième convainc définitivement le professeur.

Kids Play Babble Mouth!
Durée : 07:41

Hormis répéter les règles du jeu, Nick Ellison n’a presque plus rien à faire une fois le bouton « play » enclenché. Dès lors qu’ils sont à proximité d’une caméra, les enfants, qui avouent pour la plupart « détester l’école », se muent en parfaits petits apprentis.

Tous, y compris les plus timides, rivalisent de blagues, de mises en scène, de grands gestes et bruitages étranges. Ils répètent les phrases qu’on leur a apprises lors des précédents cours : « Abonnez-vous ! », « Faites péter les notifications et les commentaires ! » Nick Ellison encourage à cette surenchère à quelques mètres de là, en moulinant des bras. « Continuez, continuez », articule-t-il sur ses lèvres sans émettre de son.

Demain, le club des « minis » reviendra filmer d’autres prises. Il laissera ensuite la place aux « pros » et aux « élites ». Ces enfants plus expérimentés ont déjà validé une première série de compétences auprès de leurs professeurs. Ils ont, pour la plupart, déjà leur propre chaîne Youtube.

« Banco. On oublie les adultes. »

Ryan, Joe, Andy et Travis (dans l’ordre de gauche à droite) tournent une vidéo dans l’un des studios de la Tubers Academy.

C’est en février 2017 que la Tubers Academy a ouvert ses portes. Nick Ellison, 39 ans, conseillait auparavant des entreprises sur leur usage des réseaux sociaux. Le travail lui plaisait, mais il avait envie d’autre chose.

Celui qui a lancé sa chaîne sa chaîne Youtube il y a cinq ans a alors eu l’idée de créer un ensemble de studios louables à l’heure, destinés aux youtubeurs.

Au départ, c’était « un projet pour les adultes uniquement », plus un « network » (un réseau regroupant des vidéastes) qu’une véritable école.

« J’adore les enfants, c’est vrai, mais je n’étais pas prof, je n’avais jamais fait un truc pareil. Sauf que lorsque j’ai parlé de mon projet avec mes amis, ils me répétaient tous : “super, mes enfants vont être ravis !” A force, l’idée m’est restée en tête. J’ai cogité, j’ai vu que ça allait fonctionner financièrement, et je me suis dit : “banco. On oublie les adultes.” »

Des débuts en demi-teinte

Le bâtiment de la Tubers Academy, aux couleurs de l’école. / Perrine Signoret / Le Monde

Rien n’était gagné. Malgré les encouragements de ses amis et un « plan marketing assez solide » (le prix des cours oscille entre 39 et 79 livres (entre 44 et 89 euros) par mois, auxquels s’ajoutent des petits extras comme la vente de pulls aux couleurs de l’école, Nick Ellison se souvient avec angoisse du premier jour d’ouverture.

« J’ai voulu d’abord une journée portes ouvertes pour la presse. J’ai contacté tous les médias locaux et nationaux, sans exception, mais aussi des blogueurs ou blogueuses. Eh bien, ce samedi-là, j’ai attendu huit heures, et seule une personne s’est pointée. »

Par chance, la deuxième journée d’ouverture, réservée, elle, aux enfants et parents, s’est avérée bien plus positive. « Il y avait plus de trois cents personnes. La file débordait dans toute la rue, il y avait beaucoup d’enfants, se souvient-il. Ensuite, j’ai été un peu dépassé par le succès. Par exemple, j’avais prévu d’accueillir des jeunes uniquement dès l’âge de 11 ans. A cause des demandes des parents, j’ai rapidement dû lâcher du lest. »

Youtubeur, un métier (presque) comme les autres

L’école est désormais ouverte aux enfants de 7 à 13 ans. L’âge, commente Nick Ellison, auquel on se rêve aujourd’hui « non plus en chanteur ou en star de cinéma », mais « en youtubeur ».

Eva et Emily, des « crew tubeurs » qui font partie des très rares recrues féminines de l’école, ont 105 et 464 abonnés sur leurs chaînes respectives. Leurs vlogs, challenges et parties de jeux vidéo en direct, les adolescentes les voient comme un métier potentiel. Elles gardent pour autant les pieds sur terre.

« C’est un métier, il y a des gens qui en vivent, et qui en vivent très bien. C’est sûr que c’est tentant, pas seulement pour l’argent, mais aussi parce que ça a l’air amusant », constate Emily. A ses côtés, Eva ajoute aussitôt :

« On sait malgré tout que c’est beaucoup de travail, on s’en rend bien compte quand on fait nos vidéos ici. C’est drôle, c’est sympa, mais c’est du travail. »

« Les dix millions »

Emily, en plein tournage d’une vidéo de magie avec Blake, le fils du fondateur de l’école. / Perrine Signoret / Le Monde

Matthew, 10 ans, est, lui, plus optimiste. Lorsqu’on lui demande ce qu’il voudrait faire plus tard, il répond simplement « les dix millions ». Une référence au nombre d’abonnés qu’il aimerait atteindre sur sa chaîne Youtube Twikttweezer, dédiée aux jeux vidéo. Pour l’instant, il en a dix-sept. « C’est un bon début », remarque fièrement sa mère, Annie Callen, bénévole à l’école où elle a aussi inscrit son autre fils Jaime, 8 ans.

Ce dernier, raconte-t-elle, n’aura pas le droit à ouvrir une chaîne indépendante avant ses 9 ans. Interrogée sur la limite d’âge minimum imposée par Youtube, fixée à 13 ans, elle rétorque : « C’est possible tant que c’est nous, parents, qui gérons le compte et la chaîne. C’est ce qu’on leur apprend ici, c’est très encadré. » « Bon, en pratique, admet-elle quelques minutes plus tard, il est vrai que pour Matthew par exemple, c’est lui qui s’occupe de sa chaîne. Mais on garde toujours un œil sur ce qu’il y fait. »

Pour elle, la Tubers Academy est pour ses enfants quelque chose « d’incroyable ».

« Ils ont tellement appris. Vous savez, ce qu’ils font ici, ce n’est pas juste être devant la caméra, et rigoler. Je suis persuadée que ça leur ouvrira des portes. D’ailleurs, Matthew, qui va entrer à l’école secondaire en septembre, est en avance sur ses camarades en classe. Je suis persuadée que ça a joué. »

Une deuxième école en préparation

Eva and Ems Fortnite
Durée : 12:31

Nick Ellison, dont le fils est aussi inscrit à la Tubers Academy, croit beaucoup en ses élèves. Et plus globalement, en son école, qu’il entend bien développer ces prochains mois.

« J’aimerais ouvrir un service de mise en relation entre des vidéastes déjà connus et des marques, pour des missions de sponsoring. Pour l’instant, le projet ne concerne pas vraiment mes élèves, même si on a fait un test [en partenariat avec l’éditeur d’antivirus McAfee] avec eux. Ils sont trop petits pour ça. »

Dans l’onglet dédié aux annonceurs sur le site de l’école, il est pourtant bien fait mention « d’un vivier d’enfants à partir de 7 ans ». « Ensemble, nous produisons des contenus vidéo dynamiques spécialement conçus pour attirer l’œil des consommateurs sur les réseaux sociaux et créer le buzz autour des marques. »

Nick Ellison, qui projette aussi d’ouvrir une deuxième école prochainement à Bristol en Angleterre et propose aux marques de payer 1000 livres (1140 euros) par an pour afficher leur logo dans les décors des vidéos, maintient que la priorité dans l’école reste « l’amusement ». Lui qui avait quitté son ancien emploi pour ne « plus seulement vendre des produits, encore et toujours » n’a juste pas tout à fait perdu son sens aiguisé du business.