Samia Essabaa avec ses élèves, à Auschwitz II, le 4 février 2018. / Collection personnelle de l’auteur

Samia ­Essabaa, professeure d’anglais au lycée professionnel Théodore-Monod de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), en banlieue parisienne, organise très régu­lièrement des voyages pour les lycéens de cet établissement. La plupart d’entre eux sont immigrés, ou enfants d’immigrés, majoritairement de religion musulmane, comme elle. Son idée : inciter les élèves à la tolérance, voire rétablir des liens avec leur pays d’origine aussi, quand les ­déplacements ont lieu en Afrique ou dans les DOM-TOM. Et ainsi contribuer à construire leur culture, mais également déconstruire fantasmes et préjugés. Les voyages sont ponctués de visites dans des lieux de mémoire. Ce dimanche 11 février, elle accompagne une trentaine de ses élèves à Berlin, visiter le Musée juif et le mémorial aux Tziganes victimes du nazisme.

Dans ce lieu situé dans un parc, autour d’un plan d’eau, deux élèves, filles, prennent spontanément la parole. Deux élèves plutôt réservées d’habitude, face à des camarades de « bac pro Maintenance des systèmes automatisés », des garçons essentiellement. Ce qui ne va pas de soi, explique Samia Essabaa : « Elles ont en général honte de prendre la parole. » Mais à cet instant, ces deux jeunes musulmanes – dont l’une porte le long vêtement noir traditionnel et n’enlève son voile qu’à l’intérieur du lycée – éprouvent le besoin d’évoquer le voyage qu’elles ont effectué huit jours auparavant, à Auschwitz. Avec leur professeure également.

Elles évoquent le processus de mort industriel, les baraques dans lesquels les juifs tentaient de survivre entassés, les marches dans le froid, la faim, l’extermination de tous, y compris enfants et vieillards. Les montagnes de chaussures de bébés, de cheveux, d’objets de première nécessité arrachés aux déportés, qu’elles ont vus dans le musée du camp. « Je me suis sentie très fière, car elles ont fait ça spontanément. Je ne leur avais rien proposé », avoue la professeure. En fin de journée, « douze gamins sont venus me voir. Ils m’ont remis la liste de leurs douze noms. Ils voulaient aller à Auschwitz », raconte-t-elle.

Le déclencheur du 11-Septembre

Nombreux sont ses anciens élèves qui l’aident à transmettre ce message de tolérance. Comme Arafat, originaire du Bangladesh, désormais titulaire d’un BTS et salarié d’une grande chaîne d’électroménager, qui accompagne le groupe à Berlin. Un exemple de réussite pour les élèves, d’autant plus convaincant. Arafat évoque cette rencontre avec une ancienne déportée dont il avait fait la connaissance, lorsqu’il était au lycée, grâce à sa professeure d’anglais.

« Après la tragédie de New York, trois élèves de ma classe, pas affectés du tout, estimaient que le massacre ayant visé des financiers juifs et fortunés, il n’y avait pas lieu de s’alarmer. Je me suis dit que je ne voulais plus enseigner comme avant. »

Celle-ci remue ciel et terre pour convaincre de l’utilité de ces voyages et trouver les moyens financiers nécessaires à leur réalisation. « Le 11 septembre 2001 a été un déclencheur, explique-t-elle. Après la tragédie de New York, trois élèves de ma classe, pas affectés du tout, estimaient que le massacre ayant visé des financiers juifs et fortunés, il n’y avait pas lieu de s’alarmer. Je me suis dit que je ne voulais plus enseigner comme avant. Que faire cours n’était plus suffisant. Qu’il fallait lutter contre les préjugés, travailler sur les valeurs. Depuis, le lycée n’est plus le même. »

Lors d’un voyage au Maroc, elle organise une rencontre entre les lycéens et un ancien tirailleur marocain ayant servi dans les Vosges lors de la seconde guerre mondiale. Il raconte les raisons de son engagement, évoque l’appel du sultan du Maroc, le futur roi Mohammed V, qui s’était opposé aux mesures anti-juives décidées par le gouvernement de Vichy. « Après ce genre de voyage sur leurs terres d’origine, les élèves changent parce qu’ils deviennent fiers de leur histoire. Certains m’ont apporté les carnets militaires de leurs grands-parents », poursuit l’enseignante. Autre effet bénéfique : ces déplacements créent des relations de confiance, de la solidarité, améliorent la compréhension entre élèves et enseignants

Bouleversée

Quelques mères d’élèves ont pris part au voyage lors du déplacement à Auschwitz. Dans la queue pour l’enregistrement du vol Roissy-Cracovie affrété par la Fondation pour la mémoire de la Shoah, à 5 heures du matin, Karma Boukhalfa, voilée, se demandait « ce qu’[elle] faisait là ». C’est pourtant elle qui, ayant entendu parler du voyage par sa fille, a contacté la professeure pour savoir si elle pourrait y participer. Arrivée en France en 2006, cette assistante maternelle née en Algérie n’avait jamais entendu parler de la déportation des juifs, des camps d’extermination. En Algérie, les cours d’histoire font l’impasse sur cette période. Et les livres sur le sujet ne sont que depuis peu traduits en arabe grâce au Projet Aladin, organisation internationale basée à Paris.

La professeure éclaire les élèves, certains des parents et une partie du corps enseignant. Ces graines semées dans les esprits essaiment.

Après le voyage, Karma Boukhalfa « ne parlai[t] que de ça ». Etre allée sur place l’a bouleversée. Elle transmet le message à ses autres enfants, encore en primaire, en les installant devant la télé pour qu’ils voient une émission sur la déportation des juifs programmée par Arte. « Je veux transmettre à mes enfants que chacun a le droit de vivre comme il veut », explique-t-elle.

La professeure éclaire ainsi les élèves, certains des parents et une partie du corps enseignant. Ces graines semées dans les esprits essaiment. En ce début mai, quatre mois après leur visite dans ce camp de concentration et centre de mise à mort, Shanel, Nerlande et Koria aimeraient retourner à Auschwitz avec des proches, sœurs, cousines, copines, « pour qu’elles prennent conscience de ce qui s’est passé ». « Parce qu’aujourd’hui, il y a encore des génocides. »

Et de fait, racisme et xénophobie semblent quasi inexistants au lycée Théodore-Monod de Noisy-le-Sec, où l’agressivité des garçons envers les filles préoccupe bien davantage le corps enseignant.

Des femmes contre le racisme et l’antisémitisme

Aude de Thuin en est convaincue. Pour la fondatrice du Women’s Forum, c’est par les femmes que l’éducation à la tolérance et au mieux vivre-ensemble se fera. L’association Langage de femmes, dont elle assure la présidence d’honneur, a été créée dans ce but, en début ­d’année, par Samia Essabaa, présidente de l’association et professeure d’anglais au lycée professionnel Théodore-Monod de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), Suzanne Nakache, ­vice-présidente, et Anne-Marie Revcolevschi, marraine de l’association et ex-directrice de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Leur projet : « Créer, gérer, développer toutes actions dans l’objectif d’améliorer la compréhension mutuelle entre les femmes de cultures ­différentes et de tous ­horizons et de lutter contre le racisme et l’antisémitisme. »

Simone Veil a été à l’origine de ce quatuor improbable. En 2011, elle incita Aude de Thuin à contacter Samia Essabaa. L’entente entre les deux femmes fut immédiate. Désormais, elles unissent leurs compétences et leurs réseaux. Aude de Thuin rameute ses « amies », dirigeantes, start-upeuses à succès, journalistes, artistes et leur demande de soutenir financièrement les voyages que Samia Essabaa organise pour ses élèves de milieu modeste, voire en ­situation de grande précarité. La première action de l’association fut d’organiser un voyage à Auschwitz, le 4 février, auquel ont participé 70 femmes de tous milieux sociaux, de toutes origines et de tous âges. D’autres voyages sont en préparation, ainsi que des conférences et des visites de lieux de mémoire.

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.