Charles Carmignac, à Porquerolles, en mai 2018. / BENJAMIN BECHET POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Ebahi par la flore de l’île, Charles Carmignac commente la mue des eucalyptus et insiste – « regardez comme c’est soyeux » – avant de s’extasier en humant des brins de lavande. Le jeune homme de 39 ans n’est pas exactement la réplique de son père, Edouard, redoutable gestionnaire d’actifs, provocateur et cassant. C’est lui, le romantique, qui dirige depuis un an et demi la fondation paternelle qui sera inaugurée le 1er juin à Porquerolles, dans le Var. A chaque étape du parcours dans les 2 000 mètres carrés du bâtiment en sous-sol comme dans le parc et la forêt adjacente, il faut prendre son temps. Edouard et Charles Carmignac ont un mot d’ordre : « Ne pas faire de la fondation une marchandise qu’on peut consommer ». Père et fils n’ont pas toujours parlé d’une même voix. Tout avait certes bien commencé. Prépa HEC, ESCP, Sciences Po : Charles a fait un sans-faute qui aurait dû le conduire dans les bureaux d’« un père-repère » ayant bâti à coups d’audace la 51e plus grosse fortune française, selon le magazine Challenges, et constitué une collection dans l’air du temps dont le clou est une œuvre de Jean-Michel Basquiat acquise à New York auprès de l’artiste.

Du journal en ligne à Moriarty

Las, si le jeune Charles revendique « l’énergie vitale démentielle » de son aîné, il choisit l’échappée belle. Foin de finance, loin de la rudesse paternelle, Charles Carmignac préfère papillonner. Il tâtera d’abord du journalisme, en réalisant un documentaire pour Arte sur une tueuse en série avant de créer un journal économique en ligne revendu avec profit aux Echos. En 2004, il cofonde Ma langue au chat, une société de création d’énigmes, longtemps partenaire de la Ville de Paris. « Il aime le jeu et les histoires », résume son associé d’alors, Benoît Leoty. Dans le même temps, il fonde avec ses copains d’enfance le groupe folk-rock Moriarty, sextet aux saveurs rétro propulsé en 2007 avec un premier disque. Mille concerts plus tard, les musiciens s’octroient une pause en 2016.

La Fondation Carmignac, à Porquerolles (Var), compte près de 300 œuvres. / BENJAMIN BECHET POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Les retrouvailles familiales se font sur l’île de Porquerolles. Edouard Carmignac a racheté trois ans plus tôt la maison de feu l’architecte Henri Vidal et lancé un chantier de réaménagement pour y héberger sa fondation. Fou de romans d’aventures maritimes, Charles Carmignac se souvient de son mémoire à l’ESCP sur l’autarcie comme alternative économique et bombarde le paternel de suggestions d’expérimentations. Père et fils renouent le dialogue, échangent, s’apprivoisent.

Désormais, le binôme père-fils semble fonctionner. « C’est comme mon groupe, Moriarty, la force des contraires », sourit Charles en ajoutant : « Je lui ai découvert plein de qualités et ses défauts se sont aussi confirmés. On s’engueule parfois comme du poisson pourri, mais aucun de nous n’impose ses idées à l’autre. » Même le temps des désaccords politiques semble révolu. « Mon favori, Nicolas Hulot, et le sien, Bruno Le Maire, siègent dans le même gouvernement », glisse-t-il.

« Il n’est ni faux naïf, ni poète perché, ni calculateur, mais un peu tout ça à la fois. » Stephan Zimmerli, graphiste des albums de Moriarty

La Fondation Carmignac doit aujourd’hui aux deux tempéraments. Edouard Carmignac, et Gaïa Donzet, la précédente directrice, avaient certes déjà tout enclenché : des œuvres de Bruce Nauman, d’Edward Ruscha ou de Miquel Barceló dans le bâtiment, le nid caché d’œufs géants en pierre de Nils-Udo, les trois têtes patinées de Jaume Plensa, celles argentées et clownesques d’Ugo Rondinone dans le parc. Mais Charles y a apporté sa touche personnelle. C’est pieds nus qu’il faut arpenter le musée, pour sentir le sol en grès et la peau du bâtiment, après avoir avalé un drôle de breuvage à base d’herbes conçu par un druide. Le jeune homme est là pour humaniser une aventure imaginée depuis Paris par un financier. Il joue son rôle avec tant de diplomatie qu’il est désormais à tu et à toi avec les habitants de l’île. Fin politique, il sait parlementer calmement avec les autorités locales. « Il n’est ni faux naïf, ni poète perché, ni calculateur, mais un peu tout ça à la fois, résume Stephan Zimmerli, graphiste des albums de Moriarty. Il peut gérer les bras de fer ou la guerre des nerfs et s’émerveiller de tout comme un enfant. »

Pas simple toutefois de porter le rêve de quelqu’un d’autre et une collection plutôt pop, jalonnée de pièces coups-de-poing, en contraste avec ses propres goûts, plus poétiques. « Il y a dans le projet des choses dans lesquelles je me reconnais et des espaces libres pour y mettre des choses personnelles », botte en touche Charles Carmignac. Entre autres, l’ambition de développer des résidences. Et pourquoi pas un jour un grand concert subaquatique à quelques centaines de mètres du rivage.