Editorial du « Monde ». Un journaliste assassiné en Ukraine : l’information, annoncée mardi 29 mai par sa famille, puis confirmée par la police à Kiev, était si tragiquement familière qu’elle nous a paru justifier la « une » de nos éditions imprimées. De plus en plus, jusque dans les pays de l’Union européenne – à Malte, en Slovaquie –, les journalistes paient de leur vie la recherche de la vérité. Ils sont emprisonnés par dizaines en Turquie.

En Russie et en Ukraine, ils sont particulièrement exposés dans la guerre de propagande, et dans la guerre tout court, que se livrent Moscou et Kiev depuis l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass en 2014. La mort, à son domicile à Kiev, d’Arkadi Babtchenko, dont la photo du corps touché de trois balles dans le dos a été diffusée, s’inscrivait dans ce contexte.

Annoncé mort, le journaliste russe Babtchenko apparaît devant la presse et explique une « mise en scène »
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Ce journaliste russe, réfugié en Ukraine, était connu pour son opposition féroce au Kremlin. Depuis l’été 2016, des attaques par balles ou à la voiture piégée ont visé et tué des agents des services de sécurité ukrainiens et d’anciens combattants de la guerre du Donbass, notamment tchétchènes. En mars 2017, Denis Voronenkov, ancien député russe réfugié à Kiev, a été tué par balles dans le centre de la capitale ukrainienne. En juillet 2016, c’est le directeur du site d’information Oukraïnska Pravda, Pavel Cheremet, lui aussi de nationalité russe, qui est mort dans l’explosion de la voiture qu’il conduisait. Compte tenu de ces précédents, le meurtre d’Arkadi Babtchenko n’avait, malheureusement, rien de surprenant.

Des questions importantes

« Fake news » ! Arkadi Babtchenko n’est pas mort. Passé la joie de le revoir vivant, cette spectaculaire résurrection pose des questions importantes.

Selon la version livrée mercredi par le responsable des services secrets ukrainiens et le procureur général, Iouri Loutsenko, en compagnie desquels le journaliste a refait surface mercredi, un attentat visant à tuer M. Babtchenko était bien en préparation. Ils en avaient eu connaissance lorsqu’un ressortissant ukrainien, auquel il avait été proposé de commettre cet assassinat, était venu les en informer. Les responsables ukrainiens ont alors décidé de tendre un piège aux commanditaires, en simulant l’assassinat pour les faire « tomber ». Cette opération a permis d’arrêter le donneur d’ordre intermédiaire, un Ukrainien agissant pour le compte des services russes.

Faut-il croire aujourd’hui cette version ? Nous ne sommes pas en mesure de l’accréditer, et c’est là la conséquence la plus grave de cette rocambolesque affaire : la crédibilité des autorités policières et judiciaires ukrainiennes est à présent sérieusement entamée. La décision de tendre un piège aux commanditaires de l’attentat peut se comprendre ; celle d’orchestrer une telle mise en scène, dans laquelle ont été enrôlés le journaliste, sa famille et, malgré eux, l’ensemble des médias, est nettement moins défendable.

D’abord, parce qu’elle donne du grain à moudre aux fanatiques des théories du complot et autres pourfendeurs des médias et des journalistes, nombreux à triompher sur les réseaux sociaux mercredi. Rien ne comble plus d’aise les adeptes des « fake news » que de voir les médias classiques pris au piège de ces fausses informations, que nous mettons tant d’énergie à combattre.

Stratégie du mensonge

Ensuite, parce qu’elle conforte le Kremlin dans sa stratégie du mensonge. L’arme du mensonge et l’art de multiplier les fausses versions sont au cœur des ripostes de Moscou aux différents épisodes qui l’ont opposé aux démocraties libérales ces dernières années, qu’il s’agisse des forces russes envoyées dans le Donbass, du vol MH17 abattu au-dessus de l’Ukraine (298 morts), de l’affaire Skripal ou des ingérences dans les élections à l’étranger.

Les services secrets ukrainiens ont été formés à la même école que les services secrets russes : celle du KGB. Dans la bataille politique qui se livre à Kiev, à un an de l’élection présidentielle, entre démocrates réformateurs et partisans de l’ordre ancien, il est particulièrement regrettable que la manipulation de l’information dans l’affaire Babtchenko aboutisse, finalement, à faire le jeu de Vladimir Poutine.