Sur Facebook, les Russes financent des publicités de tous bords politiques. / QUENTIN HUGON / « LE MONDE »

En octobre, Facebook expliquait avoir remis au Congrès américain plus de trois mille publicités achetées, selon l’enquête interne menée par le réseau social, au cours d’une opération d’influence d’origine russe.

Contenu, nombre d’utilisateurs touchés, audience visée ou encore montants engagés : on connaît maintenant le détail de ces publicités achetées entre juin 2015 et août 2017, qu’Adam Schiff, élu démocrate à la Chambre des représentants, a rendu public début mai. Des documents que Le Monde a pu analyser.

Si une minorité des publicités (pour des contenus humoristiques par exemple) financées par l’organisme russe IRA (Internet Research Agency, soutenu par le Kremlin) et remises au Congrès américain visent des utilisateurs politiquement neutres ou ambigus, la grande majorité (80 %) s’adresse clairement à des personnes, majoritairement américaines, aux opinions politiques tranchées.

Facebook permet en effet à un annonceur de cibler des utilisateurs en fonction de leur profil ou de leurs goûts. Ainsi, il est possible de réserver une publicité aux personnes ayant « aimé », par exemple, la page « Bernie Sanders » ou « Buzzfeed ».

« Etre patriote »

Entre 2015 et 2017, l’IRA a été particulièrement active sur deux périodes : le deuxième trimestre de l’année 2016, durant lequel se sont tenues aux Etats-Unis les primaires républicaines et démocrates, et au début du quatrième trimestre de la même année – lors duquel Donald Trump a été élu président des Etats-Unis, le 8 novembre.

1,3 millions de personnes ont vu cette publicité « pro-police » financée par la Russie, et 73 000 personnes ont cliqué dessus.

Certaines de ces publicités s’adressent clairement à l’électorat de Donald Trump. Celles-ci sont apparues, selon la volonté de l’agence de propagande russe, sur les fils d’actualité d’utilisateurs prenant fait et cause pêle-mêle pour le port d’armes, le Texas, la police, le Tea Party ou le drapeau confédéré. Des utilisateurs aux opinions conservatrices, qui se sont vu proposer slogans et images à la gloire de la police américaine ou contre « l’islamisation de Houston ».

D’un clic, ils étaient ensuite renvoyés sur les pages de groupes comme « Being patriotic » (« être patriote »), où ils pouvaient trouver d’autres contenus du même acabit. Au moins 500 de ces publicités ont ainsi été financées par l’IRA, soit près de 15 % de celles identifiées par Facebook et transmises au Congrès américain en novembre.

L’IRA a déboursé près de 4 600 euros pour financer cette publicité, ce qui en fait la plus chère de son panel. / Facebook

« Noir et fier »

Mais les électeurs de Donald Trump et les militants conservateurs ne sont pas les seuls que l’IRA a cherché à atteindre. Des dizaines de publicités par exemple, ne sont apparues que sur les fils d’actualité des utilisateurs s’intéressant à la gay pride ou au mariage homosexuel. Elles leur proposaient de rejoindre le groupe « LGBT United » et utilisaient des slogans comme « Votre genre ne vous définit pas », « 15 500 personnes trans servent dans l’armée », ou encore « l’hétérosexualité n’est pas normale, elle est juste répandue ».

On y trouve aussi, dans des proportions comparables, des publicités ciblant les utilisateurs appréciant le hip hop latino, le Mexique ou les « lowriders », et faisant la promotion de groupes tels que « Brown United Front », se présentant comme défenseur des droits des latinos.

Cette publicité, adressée à la communauté hispanique des Etats-Unis, est la deuxième plus vue de toutes celles financées par la Russie entre 2015 et 2017 et repérées par Facebook. / Facebook

Mais surtout, les publicités remises par Facebook au Congrès révèlent que ce sont aux Afro-américains que se sont massivement adressés les agents de l’IRA : elles semblent viser en priorité les utilisateurs montrant un intérêt pour la culture afro-américaine, Martin Luther King ou le mouvement des droits civiques. Des messages comme « Je suis noir et fier » ou mettant en scène une « coiffeuse d’Atlanta », renvoient vers des groupes comme « Woke Blacks » ou « Blacktivist ». Le sujet préféré de ces messages sponsorisés par les services russes : la dénonciation des violences policières.

Au total, près des deux tiers (65 %) des publicités russes s’adressent aux utilisateurs de Facebook qui se situeraient parmi la frange la plus « progressiste » du spectre politique américain. Les publicités de cet échantillon ont été vues 29,5 millions de fois par les utilisateurs de Facebook et Instagram, contre seulement 7,9 millions de fois pour les publicités conservatrices.

65 % des publicités financées par la Russie et repérées par Facebook affichent leur soutien aux causes noires, LGBT ou latinos. / Facebook

Semer la discorde

Au total, les publicités politiquement orientées de cet échantillon ont été vues 37 millions de fois, déclenchant 3,5 millions de clics. Par ailleurs, selon Facebook, 126 millions d’Américains ont vu, entre janvier 2015 et août 2017, l’une des 80 000 publications non payantes soupçonnées d’être liées aux intérêts russes.

Il faut cependant noter que la majorité des publicités de l’échantillon publié par le Congrès (53 %) a été vue par moins de 1 000 personnes. Près d’un quart d’entre elles (24 %) est même resté totalement invisible, n’apparaissant sur les fils d’actualité d’aucun utilisateur.

Cette publicité pour le groupe « Blacktivist » a été financée par la Russie à hauteur de 1 700 €.

Selon Young Mie Kim, universitaire américain cité par USA Today et ayant été parmi les premiers à étudier l’influence des réseaux sociaux durant les élections, ces publicités n’auraient pas pour but de convaincre les Américains de voter pour un camp ou pour un autre, mais de polariser le débat public, de faire grimper l’abstention et de « saper le processus démocratique ».

Le Guardian a notamment repéré deux publicités, publiées au même moment, et toutes deux financées par la propagande russe. L’une, sous-titrée « Soutenez Queen B », censée atteindre les utilisateurs ayant sur Facebook « un comportement afro-Américain » (une catégorie définie par le réseau social), appelle à « mettre fin aux privilèges blancs en manifestant pour Beyoncé ». Une autre, sous-titrée « Dieu bénisse l’Amérique » et adressée aux personnes dont la profession ou les études laissent à penser qu’elles travaillent ou aspirent à travailler en tant que policier ou militaire, proposait au même moment de participer à une manifestation « anti-Beyoncé » pour « mettre fin au chaos ».

De nouveaux outils

Facebook n’est pas le seul réseau social concerné par ce genre de procédés. En février, dans les jours qui ont suivi la tuerie dans un lycée de Parkland en Floride, les sites spécialisés dans la surveillance de faux comptes Twitter, russes ou non, avaient aussi identifié plusieurs centaines de messages appelant aussi bien à réglementer le port d’armes aux Etats-Unis qu’à soutenir la NRA, lobby pro-armes qui combat justement cette idée.

En janvier, Twitter remettait un rapport au Sénat américain, expliquant que, pendant la campagne électorale américaine de 2016, 1,8 % des « j’aime » générés par les tweets de Donald Trump pouvaient être retracés jusqu’en Russie. Les tweets d’Hillary Clinton, s’ils étaient trois fois moins soutenus par ces « faux comptes », étaient aussi concernés.

Facebook a mis en place ces dernières semaines un outil permettant aux utilisateurs de connaître l’identité de l’annonceur derrière une publicité. Uniquement disponible au Canada et en Irlande, il devrait être étendu au reste du monde au cours du mois de juin.

Autre nouveauté : un moteur de recherche permet désormais d’effectuer une recherche de publicités politiques par annonceur ou par mot-clé, que la campagne soit en cours ou terminée. Cela concerne aussi bien les contenus mentionnant des candidats à des élections que ceux évoquant des « problématiques qui divisent », explique Facebook. Il est accessible en France, mais n’est supposé concerner que les contenus qui ciblent un public américain.