L’avis du « Monde » – à voir

A l’approche de la Coupe du monde, le documentaire Football infini se glisse dans l’actualité comme une pastille cocasse, sortant le ballon rond du barouf médiatique pour en faire un objet de rêverie. Son réalisateur, Corneliu Porumboiu (12:08 à l’est de Bucarest, Le Trésor), constitue un cas à part dans le paysage du cinéma roumain, celui d’un trublion stoïque dont l’humour pince-sans-rire insiste sur les défaillances du langage à dominer une réalité obstinément banale. Ses rares incursions dans le documentaire (deux à ce jour) concernent à chaque fois l’univers du football, sujet personnel puisque son père était arbitre professionnel. Dans Match retour (2014), père et fils commentaient, dans un dispositif assez aride, un match de 1988 enregistré à la télévision. Football infini revient de nouveau à Vaslui, ville natale du cinéaste, cette fois auprès d’un ami d’enfance, Laurențiu Ginghina, habité par une idée fixe : améliorer les règles du football ou fonder à sa place un nouveau sport plus équilibré.

Le film se présente comme une conversation entre le réalisateur et cet ami, haut fonctionnaire à la préfecture locale, qui entend rendre le football moins agressif, en privilégiant la circulation du ballon sur celle des joueurs. Pour cela, il imagine plusieurs adaptations, comme biseauter les angles du terrain, parcelliser les équipes et la surface de jeu, interdire le franchissement de la ligne centrale, supprimer le hors-jeu… Mais le système de Laurentiu accumule tant et tant de contraintes qu’il révèle une vision purement théorique, voire délirante, du jeu. Une mise en situation avec de vrais joueurs, dans une salle de sport, dressera un constat sans appel : sa règle ne fonctionne pas, elle tendrait même à figer l’action. Mais Laurentiu n’en démord pas, replongeant de plus belle dans d’infinis aménagements.

Un itinéraire « bis »

Football infini sonde ainsi la folie douce d’un personnage, dont on devine qu’elle constitue sa seule échappatoire, sa seule béquille, dans une existence qui n’est pas celle dont il avait rêvé. Pourtant, Laurentiu n’a rien d’un hurluberlu : sa parole, claire et articulée, révèle un fonctionnaire instruit, cultivé, pondéré, jouissant d’une bonne position sociale. Le sujet du football dévoile pourtant, chez lui, un hiatus entre son aplomb naturel et l’extravagance du propos, une démesure dans sa prétention à réformer le sport le plus massivement populaire de la planète. C’est qu’à l’origine de cette obsession gît en fait un préjudice de jeunesse : une fracture causée par un tacle, au cours d’un match, ayant dégénéré en complications et provoqué une suite de déconvenues professionnelles. Depuis, la vie de Laurențiu a pris le tour d’un itinéraire bis, qui résonne avec une déception politique plus large, celle d’une génération postrévolutionnaire dont les espoirs se sont estompés avec l’adhésion de la Roumanie au libre-échange et aux traités européens.

Le cinéaste entraîne l’exercice documentaire sur un versant drolatique, et forme avec son personnage une sorte de duo ahuri

Football infini parvient à saisir ce sentiment, sans prétendre être autre chose qu’un impromptu, aux airs désinvoltes de reportage tourné au débotté (Porumboiu poursuivant ici son travail sur les formes dégradées). En apparaissant à l’image, le cinéaste entraîne l’exercice documentaire, d’ordinaire si sérieux, sur un versant drolatique, et forme avec son personnage une sorte de duo ahuri, l’un divaguant tandis que l’autre reste sceptique, sans jamais céder à la moquerie. C’est surtout l’ouverture et la souplesse de l’approche qui surprennent : la caméra ne reste pas rivée à son sujet, mais profite des imprévus qui viennent modifier le cours et la signification du projet. Comme cette irruption d’une vieille dame dans le bureau du fonctionnaire, venant réclamer, vingt-sept ans après la Révolution, la restitution de ses terres réquisitionnées sous le communisme. Ou cet aïeul surgissant au détour d’un plan pour offrir une vieille ­photo-souvenir à Porumboiu et disserter avec passion sur la valeur des images.

Avec eux, Football infini s’ouvre à un questionnement plus large sur les ambivalences de la réalité, parfois si vertigineuses qu’elles peuvent renverser toute une vie. A quoi il faut bien opposer des projets délirants, comme celui de réinventer le football, pour lui donner, même artificiellement, un semblant de sens.

FOOTBALL INFINI Bande Annonce (Documentaire, 2018)
Durée : 01:43

Documentaire roumain de Corneliu Porumboiu (1 h 10). Sur le Web : www.capricci.fr/football-infini-corneliu-porumboiu-2018-443.html