LES CHOIX DE LA MATINALE

Un des duos les plus solides du cinéma, aujourd’hui défait par la mort, offre son dernier film. Un cinéaste réprouvé en son pays propose une œuvre légère et profonde. Et un documentaire donne l’occasion de se souvenir d’Hedy Lamarr, objet de désir, scientifique ignorée.

« Una questione privata » : Milton, loin du paradis, tout près de l’enfer

UNA QUESTIONE PRIVATA bande-annonce VOST sortie le 06-06-2018
Durée : 01:21

Le dernier film réalisé par les frères Taviani (Vittorio, l’aîné, est mort le 15 avril) ramène à la fondation du cinéma italien moderne, contrecoup de l’effondrement du fascisme. Les octogénaires ont adapté un récit de Beppe Fenoglio, chroniqueur de la guerre des partisans contre les défenseurs fascistes de la république de Salo. Comme son titre l’indique, Una Questione privata met en mouvement les mécaniques contradictoires des passions privées et de l’action politique armée. Les Taviani ont beau traiter consciencieusement ce thème, leur film semble se défaire de cette intention pour devenir une succession de visions ténébreuses d’un passé à la fois glorieux et terrifiant. On oublie bientôt les allers-retours entre le passé amoureux du héros et son présent guerrier pour ne plus s’intéresser qu’aux divagations infernales de Milton (Luca Marinelli) ainsi surnommé en hommage au poète anglais, auteur du Paradis perdu.

La réalité se défait en une série de plans qui seraient presque des tableaux s’ils n’étaient pas instables : une petite fille s’extrait d’un monceau de cadavres, un prisonnier fasciste se mue en une espèce de machine (il ne parle plus, n’essaie plus que de reproduire les sons d’un solo de batterie), un prêtre tente de bénir une catastrophe qui nie tout ce pour quoi il a prié. Et toujours le brouillard finit par s’abattre, sur les collines des Langhe où s’affrontent partisans et fascistes. Si les Taviani en déchirent le rideau, c’est pour que, de ce côté-ci de l’histoire, on entrevoie une dernière fois ce qui leur a donné naissance. Thomas Sotinel

« Una questione privata », film italien de Paolo et Vittorio Taviani, avec Luca Marinelli, Lorenzo Richelmy, Valentina Bellè (1 h 25).

« Trois visages » : l’escapade de Behnaz et Jafar

TROIS VISAGES de Jafar Panahi : BANDE-ANNONCE OFFICIELLE / TRAILER
Durée : 01:55

Interdit d’exercer son métier de cinéaste, confiné à l’intérieur de son pays, vivant sous la menace de la prison, Jafar Panahi compte parmi les auteurs les plus libres de la planète cinéma. Réalisé au nez et à la barbe des autorités iraniennes, Trois visages en est la preuve éclatante et réjouissante. Le film met en scène une actrice nommée Behnaz Jafari (Behnaz Jafari) et un réalisateur du nom de Jafar Panahi (Jafar Panahi) appelés loin de Téhéran par une mystérieuse correspondante. Celle-ci, une jeune fille à qui sa famille interdit d’accomplir sa vocation d’actrice, leur a envoyé une vidéo dans laquelle elle annonce et exécute son suicide. A moins que…

Dans les intervalles entre la réalité et la fiction, dans les fissures que ses geôliers laissent courir aux murs de sa prison, Jafar Panahi construit un film qui surprend sans cesse. On y retrouve la peinture exacte d’un système social écrasant, mais aussi des personnages surprenants, comme cette actrice retirée du monde qui n’apparaîtra jamais à l’écran, ou cet éleveur qui veut préserver le patriarcat en répandant la semence de son taureau dans toute la contrée. A sa vigueur habituelle, le réalisateur joint désormais une grâce et une fantaisie qui font de son film un enchantement. T.S.

« Trois visages », film iranien de et avec Jafar Panahi, avec Behnaz Jafari, Marziyeh Rezaei (1 h 40).

« Hedy Lamarr, From Extase to Wifi » : la malédiction d’être une star

HEDY LAMARR: FROM EXTASE TO WIFI - BANDE ANNONCE OFFICIELLE vostfr
Durée : 01:36

Certaines femmes ont pu être réduites à leur physique, et leur œuvre intellectuelle rendue invisible. La vie de Hedy Lamarr, « la plus belle femme du monde », répétait inlassablement la publicité des studios, en est un exemple « parfait ». Le film d’Alexandra Dean, produit par la société Reframed Pictures – dirigée par Susan Sarandon –, en fait la démonstration efficace, à défaut d’être très original et poétique. Le récit est carré, typique de certains documentaires anglo-saxons : le sujet Hedy Lamarr, actrice juive autrichienne exilée à Hollywood, femme libre mariée plusieurs fois, actrice glamour (Tondelayo, Samson et Dalilah) et inventrice ignorée, est posé dès les premières images. Il est ensuite « décortiqué » au fil d’entretiens de proches, d’experts scientifiques et de personnalités du cinéma, de Mel Brooks à Diane Kruger… L’enquête est aussi nourrie d’une longue et passionnante interview que Hedy Lamarr avait accordée, en 1990, à un journaliste du magazine Forbes, Fleming Meeks. Dans sa transparence, le film ne nous épargne pas les photos de la dame peu à peu enlaidie par des opérations chirurgicales ratées. L’histoire a le mérite d’être précise, au scalpel, et instructive. Clarisse Fabre

« Hedy Lamarr, From Extase to Wifi », documentaire américain d’Alexandra Dean (1 h 26).

« Football infini » : rêvons de ballon rond

FOOTBALL INFINI Bande Annonce (Documentaire, 2018)
Durée : 01:43

A l’approche de la Coupe du monde, le documentaire Football infini se glisse dans l’actualité comme une pastille cocasse, sortant le ballon rond du barouf médiatique pour en faire un objet de rêverie. Le film de Corneliu Porumboiu (12 h 08 à l’est de Bucarest, Le Trésor) se présente comme une conversation entre le réalisateur et son ami Laurentiu Ginghina, haut fonctionnaire à la préfecture de Vaslui, qui entend rendre le football moins agressif en privilégiant la circulation du ballon à celle des joueurs. Pour cela, il imagine plusieurs adaptations, comme biseauter les angles du terrain, parcelliser les équipes et la surface de jeu, interdire le franchissement de la ligne centrale, supprimer le hors-jeu… Mais le système de Laurentiu accumule tant et tant de contraintes qu’il révèle une vision purement théorique, voire délirante, du jeu. Une mise en situation avec de vrais joueurs, dans une salle de sport, dressera un constat sans appel : sa règle ne fonctionne pas, elle tendrait même à figer l’action. Mais Laurentiu n’en démord pas, replongeant de plus belle dans d’infinis aménagements.

Football infini sonde ainsi la folie douce d’un personnage, dont on devine qu’elle constitue sa seule échappatoire, sa seule béquille, dans une existence qui n’est pas celle dont il avait rêvé, celle d’une génération post-révolutionnaire dont les espoirs se sont estompés avec l’adhésion de la Roumanie au libre-échange et aux traités européens. Football infini parvient à saisir ce sentiment sans prétendre être autre chose qu’un impromptu, aux airs désinvoltes de reportage tourné au débotté. Mathieu Macheret.

« Football infini », documentaire roumain de Corneliu Porumboiu (1 h 10).

« Morocco » : Marlene sur le sable brûlant

MOROCCO TRAILER. American film Morocco 1930 Marlene Dietrich Gary Cooper
Durée : 02:31

Second long-métrage, après L’Ange bleu, dans lequel Josef von Sternberg dirigea Marlene Dietrich, premier film hollywoodien du duo, qui lança l’actrice aux Etats-Unis, Morocco est sorti en France en 1931 sous le titre Cœurs brûlés. Dans un Maroc de pacotille, reconstitué dans les studios de la Paramount et la vallée de San Fernando, substitut approximatif du désert saharien, le cinéaste décrit la rencontre entre une chanteuse de cabaret fuyant ce que l’on devine être une désillusion sentimentale dans un demi-luxueux bouge cosmopolite d’une petite ville marocaine, et un légionnaire, bourreau des cœurs (Gary Cooper), viscéralement attaché à son indépendance. Les deux êtres se jaugent, se méfient l’un de l’autre et craignent surtout, peut-être, l’amour lui-même.

Un milliardaire incarné par le suave et élégant Adolphe Menjou propose un riche mariage à la femme, qui devra choisir entre une vie confortable et la soumission à une passion dévastatrice. La simplicité d’une mise en scène tout en plans fixes et en recadrages, descriptifs et sensuels, cache le baroque d’une peinture tortueuse, ou plutôt inusitée, des affects. L’univers est celui d’une libre circulation du désir, d’une sorte de capharnaüm de la pulsion sexuelle masquée par les afféteries d’un univers social faisandé. Jean-François Rauger

« Morocco », film américain de Josef von Sternberg (1930) avec Marlene Dietrich, Gary Cooper, Adolphe Menjou (1 h 38).