Casper Klynge en août 2017. / Ministère des affaires étrangères du Danemark

Casper Klynge n’est pas un ambassadeur ordinaire. Alors que ses homologues de la diplomatie danoise font face aux chefs d’Etat et de gouvernement, cet ambassadeur « tech » est chargé de dialoguer et négocier avec, entre autres, les géants de la Silicon Valley.

Sis à Palo Alto (Californie), le cœur du réacteur technologique américain, mais disposant également de bureaux à Pékin et bientôt à Nairobi (Kenya), il s’agit du premier ambassadeur au monde spécifiquement dédié à la négociation avec ces nouveaux géants. De passage à Paris, Casper Klynge a répondu aux questions du Monde.

Pourquoi le Danemark a-t-il choisi de nommer un ambassadeur dans la Silicon Valley ?

Casper Klynge : Le gouvernement a pris acte qu’en 2018, la technologie influence non seulement nos comportements individuels mais aussi les relations internationales. Certaines entreprises des nouvelles technologies sont devenues des organisations très puissantes qui influencent les lois et les relations internationales. Il y a deux manières d’affronter cette situation : l’une est de l’ignorer, l’autre est de créer une ambassade des nouvelles technologies, où l’on peut engager le dialogue avec ces entreprises.

Cela signifie-t-il que ces entreprises doivent, selon vous, être traitées comme des Etats ?

Il y a une incompréhension à ce sujet. Certains pensent qu’en désignant un ambassadeur, nous aidons ces entreprises. En réalité, nous amenons le débat jusque dans leurs sièges, à la fois sur des sujets où nous voyons des opportunités, mais aussi là où nous sommes en désaccord. L’idée n’est pas de mettre les entreprises en premier, mais les Etats. C’est une manière pour notre gouvernement de conserver du pouvoir à l’ère du numérique, alors même que la technologie remet en question notre capacité à remplir nos missions de la même manière qu’auparavant.

Est-ce qu’un Etat seul, a fortiori un petit pays comme le Danemark, peut avoir un impact dans ce domaine ?

Oui. D’abord parce que nous représentons le gouvernement et toute la société danoise : nous pouvons aborder avec les géants du numérique tant les questions de fiscalité, de protection des données personnelles, que celles portant sur les enquêtes criminelles. Mais je ne pense pas qu’on puisse réussir seul. Nous devons bâtir une coalition de pays aux idées similaires afin de préserver le rôle des gouvernements et d’exercer une influence proportionnelle à celles des grandes entreprises du numérique.

Qui avez-vous rencontré dans la Silicon Valley et de quoi avez-vous parlé ?

On a tendance à se concentrer sur les GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon]. Nous les avons tous rencontrés, or, nous ne voyons pas seulement les géants, mais aussi les entreprises plus petites, les sociétés européennes ou chinoises, par exemple, Huawei ou Alibaba. Nous essayons de faire en sorte que ces entreprises fassent preuve d’une responsabilité à la hauteur de leur influence. Les sujets que nous abordons avec eux dépendent aussi des priorités de notre gouvernement. Certaines entreprises ne nous posent aucun problème, et les discussions sont positives. D’autres soulèvent des problèmes.

Nous devons aussi préparer la société danoise à la quatrième révolution industrielle, à l’automatisation, à l’intelligence artificielle, à l’apprentissage machine et toutes leurs conséquences. Aussi sommes-nous chargés d’être un poste avancé dans les zones où ces technologies ont un effet afin de ramener des connaissances et aider à améliorer les politiques publiques. En fait, nous sommes une ambassade classique : nous représentons la vision des autorités du pays et nous récoltons des connaissances. La seule différence, c’est que nous parlons à une industrie.

On entend depuis récemment des critiques de plus en plus fortes sur les géants du numérique, pensez-vous que cela les a affaiblis ?

Cela ne fait que huit mois que j’occupe mon poste. Dans ce court laps de temps, j’ai vu un changement massif dans la manière dont les gens perçoivent les entreprises des nouvelles technologies. Cela a accéléré la prise de conscience : l’industrie a besoin des gouvernements pour mettre des bornes et des règles à ces nouvelles technologies. Le RGPD, qui est entré en application il y a quelques jours, a permis de montrer qu’une loi comme cela est nécessaire au XXIsiècle.

Les Etats-Unis ont toujours été méfiants à l’égard de toute régulation des géants du numérique, mais semblent récemment avoir mis de l’eau dans leur vin. Partagez-vous cette analyse ?

Le secteur privé, y compris les financiers de la Silicon Valley, commence à comprendre que la régulation peut être une option pour les grandes plates-formes. Il y a une convergence de vues entre l’Europe et les Etats-Unis. Nous ne serons jamais complètement d’accord sur tout, mais cela va dans la bonne direction. Les entreprises dont nous parlons sont le produit de l’Occident, de sa démocratie, de son marché : c’est ça qui unit les Etats-Unis et l’Europe. Nous avons besoin de faire corps parce que beaucoup de choses sont en train de se passer en Asie, où il y a une approche très différente de la technologie, qui ne ressemble pas du tout à la nôtre. Nous avons besoin de conserver ce lien transatlantique, tout particulièrement en ces temps de turbulences technologiques.

La Chine investit massivement dans les nouvelles technologies, en particulier l’intelligence artificielle, est-ce que cela va entrer en conflit avec la manière dont l’Europe et les Etats-Unis envisagent la technologie ?

En matière de technologies, cela fait longtemps que la Chine et l’Asie ont arrêté de copier l’Occident. Nombre d’innovations proviennent de là-bas. Prenez la 5G : leurs entreprises sont les plus avancées en la matière. Ils ont une approche très différente du point de vue de la régulation : il est possible de faire des choses en Chine qu’on ne peut pas faire en Europe. C’est pour cela qu’il est important pour l’Europe de forger des règles mondiales en matière de technologies, comme le RGPD : c’est la seule façon de faire en sorte que le monde partage notre vision de ce qui est important, d’un point de vue éthique ou légal, concernant la technologie.

Certaines entreprises de la Silicon Valley semblent avoir pris conscience des conséquences de leurs activités. Est-ce que c’est trop tard ?

Dans bien des domaines, elles ont réagi trop peu et trop tard. Mais que peut-on faire sinon tenter de réparer les dégâts ? Il n’y a pas d’alternatives. C’est le cœur de notre diplomatie technologique : les rendre responsables lorsque il y a des fuites de données où quand elles échappent à l’impôt. Il n’y a pas de solution simple, mais nous voulons discuter avec ces entreprises, qui doivent faire partie de l’équation.

Quel sera le sujet le plus important pour vous dans le futur ?

L’éthique des données est très importante pour nous. L’intelligence artificielle et l’apprentissage machine vont aussi m’occuper beaucoup ces prochains mois : ils vont permettre beaucoup de choses, mais nécessitent des discussions sur la manière dont on les contrôle, dont on conserve une approche centrée sur l’humain.