Editorial du « Monde ». Pour tout défenseur de la liberté d’informer, pilier de nos démocraties, la prolifération des fausses nouvelles sur les grands réseaux numériques ne peut qu’être préoccupante. Le Monde n’a pas attendu la campagne américaine et l’élection de Donald Trump pour prendre la mesure de ce phénomène et se donner les moyens de le combattre. Ces initiatives ont notamment conduit à la mise en place du Décodex, un outil qui permet d’identifier les sites qui imitent les codes du journalisme pour donner crédit à des fausses informations, à un partenariat qui nous permet de signaler au plus tôt un certain nombre de ces contenus aux utilisateurs de Facebook, ou encore à des interventions de nos journalistes dans des établissements scolaires pour diffuser de bonnes pratiques dans la vérification des sources d’information.

Ces actions nous ont valu des critiques, exercice sain, qui nous a permis d’améliorer notre dispositif. Mais nous maintenons qu’elles font partie intégrante de la responsabilité des rédactions indépendantes, engagées dans la défense des faits, éléments essentiels du débat public que nos pratiques professionnelles permettent de vérifier, de révéler, de hiérarchiser et de mettre en perspective. Les journalistes ne sont toutefois pas les seuls dépositaires de ce bien commun qu’est la liberté d’information. Les grandes plates-formes numériques partagent désormais une part de cette responsabilité avec, entre autres acteurs, les citoyens-lecteurs, le personnel politique et les pouvoirs publics.

Pis-aller

Face à cette prolifération de fausses nouvelles, ces derniers devaient-ils aller jusqu’à ajouter une loi aux textes en vigueur, principalement celui de 1881 ? A lire le contenu des deux propositions de loi de lutte contre « la manipulation de l’information », qui devait être débattu en séance publique à l’Assemblée nationale, jeudi 7 juin, la réponse est négative. Les parlementaires de La République en marche semblent avoir eu le plus grand mal à donner un contenu à cet engagement très ferme du président la République, tout en en limitant les risques. Ce faisant, ils paraissent avoir délibérément choisi de composer une loi inefficace pour qu’elle ne soit pas dangereuse.

C’est particulièrement vrai des articles-phares de ces textes, qui permettront à un juge des référés, saisi pendant une période de trois mois avant une élection générale, de bloquer la diffusion d’une fausse information, soit « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». Cette définition, pour le moins relâchée, est assortie d’une série de cinq conditions, qui rendront hautement improbable une éventuelle action du juge. En soi, cette disposition sans prise sur la réalité est un pis-aller dont il faudra se contenter. En matière de liberté d’information, rien n’aurait été plus dangereux que d’ouvrir la possibilité, un jour, à un gouvernement autoritaire d’utiliser un texte donnant au juge le pouvoir de trancher entre le vrai du faux, et de passer à l’acte de censure.

Plus intéressants sont les articles imposant aux réseaux sociaux de publier les noms des personnes qui payent pour augmenter la viralité de contenus tendancieux. Cette transparence est bienvenue, mais, en étant limitée aux périodes électorales, elle souffre de la même illusion d’optique que l’ensemble de la loi. La « confiance dans l’information » – nom initial du texte lorsqu’il était préparé au ministère de la culture – ne se décrète pas pendant les seules semaines de campagne. La liberté de publier et de débattre doit prévaloir dans ces périodes où les journalistes se doivent d’enquêter sans complaisance sur les candidats aux plus hautes fonctions.

A l’inverse de ce que pourrait laisser croire cette loi inutile, la confiance, tout autant entre les journalistes et leurs lecteurs qu’entre les élus et leurs électeurs, se bâtit sur le temps long, sur chaque article et sur chaque jour de mandat. Le problème majeur de nos sociétés ne tient pas tant dans les fausses nouvelles, mais dans le fait que nombre de citoyens aient fini par choisir de les croire. Et il est un péril bien plus grand que celui des informations dévoyées : celui de penser qu’il suffirait d’une loi symbolique pour régler la crise majeure de nos démocraties, la défiance grandissante des peuples envers leurs institutions.