« Uncharted 4: A Thief’s End » a été presque entièrement repris à zéro, et ses développeurs pensaient ne jamais parvenir à le terminer, relate Jason Schreier dans son livre « Du sang, des larmes et des pixels ». / SONY

Jason Schreier est journaliste pour le site de jeux vidéo américain Kotaku. Jeudi 7 juin sort la version française de son premier livre, Du sang, des larmes et des pixels, aux éditions Mana Books. Il y raconte, nombreux entretiens à l’appui, les coulisses du développement de quelques-uns des plus grands succès de ces dernières années, d’Uncharted 4 à Destiny, en passant par Stardew Valley et The Witcher 3. Et offre une plongée rare dans une industrie encore artisanale, coutumière du crunch – de longues périodes de surcharge intense de travail – et où chaque nouveau projet achevé est un petit miracle qui laisse les concepteurs sur les rotules.

Quelle a été la partie la plus difficile de cette enquête ?

Jason Schreier. Je dirais que c’est le temps. Je travaillais à côté, je ne pouvais parler aux gens que sur mes créneaux libres. Mais il fallait trouver un moment où les développeurs de jeux étaient eux-mêmes disponibles. Or c’est un métier épuisant, où beaucoup finissent à des heures très tardives.

Etait-ce difficile de faire parler ces gens, dans une industrie qui entretient autant le culte du secret ?

J’ai essayé d’impliquer les personnes chargées des relations publiques. Certains étaient très accomodants, j’étais surpris de leur candeur, ils m’ont fait confiance et c’était vraiment appréciable. J’ai notamment été bluffé par la grande disponibilité de Naughty Dog [studio californien derrière les jeux d’aventure de Sony, Uncharted et The Last of Us]. Je dois beaucoup à tous les gens qui m’ont parlé.

Certains studios ne voulaient pas s’exprimer du tout, comme Bungie [auteurs des jeux de tir Halo et de Destiny]. Dans ces cas-là, j’ai dû contourner les canaux officiels et m’adresser à des personnes qui n’étaient pas accréditées pour s’exprimer. Mais globalement j’ai plutôt été agréablement surpris.

Dans votre livre, les professionnels du jeu vidéo paraissent à la fois anxieux, obsédés et épuisés. Est-ce commun dans l’industrie du jeu vidéo américaine ?

Je ne pense pas que ce soit propre aux Etats-Unis, on l’a vu avec Quantic Dream [studio français dont plusieurs médias, dont Le Monde, ont révélé, entre autres dysfonctionnements, une culture de la surcharge permanente de travail]. L’industrie du jeu vidéo est encore jeune, elle continue d’apprendre comment faire des jeux et traiter ses employés. Nous en sommes encore à un stade où les équipes doivent y consacrer bien trop d’heures supplémentaires, souvent non rémunérées. Ce qui la fait tourner, c’est la passion. Les gens sont passionnés. C’est vrai. Mais elle se repose trop sur un management abusif, des surcharges de travail.

Le portrait que je dresse peut paraître dur, mais on voit en ce moment des syndicats de protection des salariés qui se montent. Aux Etats-Unis, il n’en existe pas, mais c’est quelque chose qui pourrait être utile à l’industrie. Les questions de harcèlement sont plus rares, mais travailler soixante-dix heures par semaine, c’est tellement commun. Il y a dix ans déjà, le blog EA Spouse [tenu par des épouses de salariés d’Electronic Arts] faisait déjà ces révélations. Mon rôle, c’est que les gens se rendent compte à quel point c’est rude.

Vous soulignez qu’« Uncharted 4 », dans lequel le héros ment à sa femme pour partir à l’aventure, peut être vu comme une métaphore de l’aspect dévorant et socialement destructeur d’une passion. C’est une intention du studio ?

Je ne peux pas l’affirmer de manière certaine. Quand je leur en ai parlé, ils m’ont juste répondu que dans une œuvre d’art, on met forcément quelque chose de soi, à titre individuel ou collectif. Il y a clairement un parallèle. Mais dans le même temps, dans le livre, il y a cet employé de Naughty Dog qui dit : « Si vous ne voulez pas “cruncher”, n’essayez pas de faire le meilleur jeu de l’année. » Il y a cette idée que pour réussir, vous devez investir énormément d’heures dans le développement.

Finalement, les développeurs de jeux auxquels vous avez parlé trouvent-ils que cela en valait la peine ?

Je ne peux pas parler pour tous, mais certains m’ont clairement dit que le jeu en valait la chandelle, qu’ils étaient fiers de ce qu’ils avaient fait. D’autres au contraire estiment que ce serait invivable pour eux de connaître un crunch supplémentaire et cherchent des moyens de l’éviter. C’est une question très difficile. D’un côté il y a une œuvre à laquelle vous avez contribué, dont vous êtes fier, qui divertit des dizaines de millions de joueurs, de l’autre, il y a toutes ces heures englouties… Si vous posez la question à cent personnes, vous aurez cent réponses différentes. Mais tous s’accorderaient à dire que les conditions de travail peuvent être améliorées.

Vous expliquez qu’au tout début d’un projet, presque personne n’a de vision claire de ce que le jeu sera une fois fini…

Oui. C’est incroyable. Au début, plein de concepteurs ne savent pas comment leur titre se jouera, ni à quoi il ressemblera. Ils avancent à l’aveugle. Vous avez quelques idées, c’est tout. Avez-vous joué au dernier God of War ? J’ai demandé à son créateur Cory Barlog pourquoi les textes étaient aussi petits à l’écran. Il m’a expliqué qu’ils n’avaient pas encore d’interface et de menu finalisés quelques semaines encore avant la fin du développement. C’est fou ! Mais c’est comme ça que les jeux sont développés. Toutes les parties sont développées en même temps, et ce n’est qu’à la dernière minute qu’elles sont assemblées et que cela ressemble soudain à quelque chose. Jusque-là, ils n’avaient aucune idée de la réception critique incroyable qu’allait avoir leur jeu.

Ce mode de production, c’est quelque chose de propre au jeu vidéo, comparé au cinéma par exemple ?

Dans le cinéma aussi il y a des avancées technologiques, comme la 3D, l’iMax, etc., mais cela ne change pas fondamentalement la manière dont fonctionne une caméra. Dans le jeu vidéo, la technologie et les outils logiciels changent en permanence. L’autre différence, c’est qu’au cinéma, vous pouvez lire le script et avoir une idée de ce à quoi ressemblera le film. Dans le jeu vidéo aussi vous avez des descriptifs d’avant-projet, des bibles de game design, mais même une fois que vous avez couché toutes vos idées par écrit, vous n’avez pas la moindre idée de l’amusement qu’elles procureront ou non. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils prennent tant de temps à être conçus. Un film peut être fait en quelques mois, alors qu’un jeu peut prendre trois ans, parfois cinq. Vous pouvez passer une année entière juste à définir votre projet.

Vous évoquez l’attention portée au réalisme de l’écoulement de sable dans un sac qui fuit, dans « Uncharted 4 ». C’est un soin du détail inouï, que peu de joueurs remarqueront…

Ces artistes le savent, c’est en combinant tous ces petits détails anodins, auxquels les joueurs ne prêteront pas attention, qu’ils donneront son réalisme au jeu, qu’ils lui feront paraître naturel.

Après avoir appris tant de choses sur la manière dont les jeux sont faits, cela a-t-il changé votre manière d’y jouer et de les apprécier ?

D’une certaine manière. Quand je jouais à God of War, je ne pouvais pas m’empêcher de penser : « Oh la la, cela a dû prendre tellement de temps à faire, ils ont dû tellement “cruncher” pour aboutir à ça… » Je ne suis pas développeur moi-même, je ne suis pas expert, tout ce que je sais, on me l’a raconté. Mais cela m’aide à apprécier les jeux et le travail derrière.