François Hollande pose à l’Elysée avec les joueurs de l’équipe de France, le 11 juillet 2016, au lendemain de la finale de l’Euro. / DOMINIQUE FAGET / AFP

C’est de notoriété publique : François Hollande est un mordu de football. Avant l’ouverture de la Coupe du monde de football, organisée en Russie du 14 juin au 15 juillet, l’ex-président de la République a reçu Le Monde dans ses bureaux de la rue de Rivoli pour évoquer la dimension politique prise par l’équipe de France.

Dans quelle mesure les Bleus sont-ils devenus, à leur corps défendant, un objet politique ?

François Hollande : L’équipe de France, avec la médiatisation qui a été celle des années 1980 et 1990, et la politisation aussi, a été forcément captée, captive. Je pense que 1982, déjà, cela peut paraître lointain, et Séville, c’est une métaphore politique. Pourquoi la France ne gagne-t-elle pas ? Y a-t-il une fatalité qui pèse sur le pays ? En 1984, quand la France gagne l’Euro, Mitterrand, Hidalgo, etc., c’est l’idée que « finalement, on s’en sort ». On a compris qu’il pouvait être judicieux d’établir des liens pour montrer que ce que la France pouvait faire sur le plan sportif pouvait avoir une cause ou une conséquence politique. En 1993, c’est intéressant : déconfiture de la gauche, France-Bulgarie, crise économique. Il y a toujours ce lien. Si bien que, quand arrive 1998, la métaphore devient presque une success story : « Donc il est possible que la France gagne, se réconcilie, en période de cohabitation, les deux chefs de l’exécutif sont là. »

Elle est black, blanc, beur, donc l’union nationale est possible. C’est là qu’il y a eu sûrement un surinvestissement dans l’équipe de France. On a demandé à des joueurs qui n’étaient pas préparés à ce rôle d’être des porteurs d’un tel message. Y compris pour le sélectionneur Aimé Jacquet, qui avait été très critiqué et qui devenait d’un seul coup l’icône de la sagesse, de l’équilibre, voire du prophète : le film Les Yeux dans les Bleus y a contribué. Ensuite, les déconfitures de l’équipe de France ont fait écho aux souffrances du pays. Les maux du pays venaient s’inviter dans une équipe, dans des vestiaires, avec toutes les histoires qu’on connaît. Ensuite, des affaires sont venues du football, avec des polémiques nouées, amplifiées par les réseaux sociaux. Pour les joueurs, ce surgissement médiatique est devenu très difficile à gérer, car leur vie devenait immédiatement un sujet.

Pourquoi prête-t-on souvent, de manière abusive, autant de pouvoir de représentation à cette sélection ?

L’équipe de France, à son corps défendant, est devenue une sorte de caisse de résonance des questionnements identitaires. Un joueur était obligé de dire ou pas s’il faisait le ramadan par exemple. A la limite, cela n’est pas notre affaire, du moment qu’ils font ce qu’ils ont à faire sur le plan sportif. Comment sortir de ce piège, car cela en est un, pour les joueurs comme pour la société française ? Je pense que le mieux est que les politiques ne se mêlent pas de l’équipe de France.

La France est-elle un cas isolé ?

Non, c’est un cas général. Vous avez des polémiques en Allemagne avec les joueurs d’origine turque. En Italie des joueurs qui ont pris des positions politiques ont été insultés. D’autres ont été victimes de racisme, comme Balotelli. C’est partout pareil. Le football a une telle importance que tout incident devient un événement. La politique peut donc s’y ajouter.

Le concept « trompeur » « du black, blanc, beur » a-t-il été le point de départ de ce phénomène ?

Il y a un côté positif dans la victoire de l’équipe de France de 1998 : c’est la reconnaissance de la diversité de la société française, alors même que l’équipe de France de football est l’histoire de l’immigration. Polonaise, italienne, africaine. C’était important qu’on puisse dire, de manière colorée « voilà, c’est la France ». De ce point de vue, 1998 a été une prise de conscience. Ensuite, on a voulu en tirer des conclusions et dire que cette victoire allait changer la société française. Cela ne l’a pas changée, c’était à la politique de la changer. Mais ce temps a été très court. Il faut se souvenir que la droite française, en 1998, Juppé et Pasqua notamment, commençait à dire qu’il fallait régulariser les sans-papiers. Mais ce ne furent que quelques semaines de répit. Les clivages ont vite repris leur cours.

Paradoxalement, les générations Kopa et Platini étaient, elles, épargnées par ces questionnements.

Oui. Elles l’étaient, mais cela n’empêchait pas des actes de racisme au quotidien pour les Polonais ou les Italiens. Mais la couleur de peau pas plus que la religion n’avaient alors leur place.

France-Algérie 2001 ; main de Thierry Henry en 2009 ; Knysna en 2010 ; l’affaire des quotas en 2011 ; l’affaire Benzema en 2016 : on a l’impression qu’il y a une ingérence récurrente du politique.

Oui, c’est exact. Quand il y a les sifflets lors du France-Algérie, c’est normal qu’il y ait une réaction politique au plus haut niveau. Autrement, il faut essayer de s’en garder. Le risque, c’est de prononcer une phrase mal interprétée, j’en ai souffert, ou des jugements à l’emporte-pièce en partant du football ou de vouloir que l’équipe de France puisse jouer par elle-même un rôle qui la dépasse. C’est au sélectionneur et au président de la Fédération d’exprimer ce que l’équipe de France doit faire. Mais on ne peut pas demander à des joueurs, tournés vers la victoire et la compétition, d’endosser une responsabilité qui les dépasse. Tout ce qu’on peut leur demander, c’est d’être prudents.

Certains voudraient qu’ils soient le reflet de la société française.

C’est à eux d’en être conscients. Cela a été particulièrement le cas lors des attentats du 13 novembre 2015. Plusieurs joueurs étaient concernés : Lassana Diarra, Antoine Griezmann. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu parler. Ils ont été exemplaires.

L’équipe de France était-elle, aussi, visée en tant que symbole par cette attaque au Stade de France, le 13 novembre 2015 ?

Oui. Les terroristes voulaient sans doute que le match soit interrompu et que la panique s’installe. Mais ils voulaient surtout s’attaquer à la France à travers son équipe.

Les attaques de Jean-Marie Le Pen, en 1996, marquent-elles le début de cette « politisation » du football ?

Oui. Personne n’avait critiqué politiquement la composition de 1978 ou de 1982. Le premier, c’est Le Pen qui le fait. Cela n’est pas resté sans conséquence.

Quelle est la part de responsabilité des responsables politiques ? Peut-on parler d’« instrumentalisation » ? Le terme est-il trop fort ?

Oui, trop fort. Autant il est possible de parler du jeu, de l’esprit, de ce que peut représenter le black-blanc-beur, autant il faut respecter les institutions du football si on veut que le football respecte les institutions de la République. Il y a un président de la Fédération, un sélectionneur, un capitaine de l’équipe de France.

L’importance prise par le football pousse-t-elle les politiques à s’emparer du sujet ?

Quand il y a eu la mise en examen de Karim Benzema, on voulait appliquer au football les mêmes règles que pour un gouvernement. C’est absurde.

Le politique peut-il avoir sa place dans ces moments de crises (comme Knysna) sportives ou fédérales ?

Oui, quand c’est la France qui se sent elle-même outragée, humiliée par un incident. C’est le rôle du ministre des sports, du gouvernement de dire « attention, vous devez éviter des comportements qui donnent une telle image de notre pays ». Mais, après, ce n’est pas aux politiques de régler la question. Il faut toujours renforcer l’autorité de la Fédération. C’est à elle de régler ces questions-là.

En 2016, quelle était votre position lors de l’affaire Benzema, alors que plusieurs de vos ministres estimaient, au nom de l’exemplarité, que le joueur n’était pas sélectionnable en équipe de France ?

Je leur ai dit : « Dites que c’est au sélectionneur de faire son équipe. » Imaginez si le sélectionneur prend Benzema alors qu’un ministre s’est exprimé ? Il se trouve que Deschamps n’a pas sélectionné Benzema. Mais il ne l’a pas fait pour des raisons politiques. Il n’y a pas de règle qui voudrait qu’un joueur mis en examen ne puisse pas évoluer en équipe de France. En politique, pourquoi dit-on « il ne faut pas de ministres mis en examen » ? C’est qu’il ne faut pas que le pouvoir interfère dans le fonctionnement de la justice. Mais pour un joueur, il ne va pas interférer dans le fonctionnement de la justice s’il marque un but. J’avais tracé une ligne claire : « C’est au sélectionneur de le faire, ce sont les affaires de la Fédération. »

Avant l’Euro 2016, vous vous étiez exprimé à Clairefontaine sur ce que représentaient les Bleus : « Vous êtes la France, toute la France, plus qu’une simple équipe. » Quel était le message que vous souhaitiez faire passer aux joueurs ?

Les joueurs l’ont bien compris. On organisait l’Euro après des attentats. Il y avait une menace très forte et tout devait être fait pour permettre à la France de retrouver espoir dans l’avenir, confiance dans son destin. C’était le sens de mon message : « La France a été meurtrie par les attentats, elle doit retrouver de la joie, du bonheur, à travers l’Euro. » Et le pays en a trouvé grâce à eux. Je les ai reçus après la finale.

Comment l’avez-vous trouvé, cet Euro ?

On aurait dû le gagner, cet Euro. On avait fait le plus dur. L’Euro a été un moment de répit. Hélas, un terrible attentat a eu lieu à Nice, quelques jours plus tard. Mais le fait qu’on puisse organiser cette compétition sans aucun accroc a été un succès.

Aviez-vous le secret espoir de retrouver l’esprit de 1998 en cas de victoire à l’Euro ?

Oui, mais plutôt dans le sens de l’apaisement « voilà, on a eu des épreuves et on a pu avoir une espèce de communion nationale après une victoire sportive ».

Cette dimension politique autour des sélections nationales va-t-elle perdurer ?

Elle vaut partout. Quand le Portugal a gagné l’Euro, c’était très important pour le pays, qui avait beaucoup souffert économiquement et sortait d’une période difficile. Au Brésil, quand l’équipe a été humiliée au Mondial, cela a aggravé la crise : Dilma Roussef a été renversée peu de temps après. Il y a toujours un enjeu politique derrière une victoire sportive ou une défaite cinglante. Ce n’est pas un hasard si les dictateurs se sont toujours emparés du sport pour essayer de faire diversion : les dictateurs argentins l’ont fait en 1978. Pourquoi autant de pays veulent-ils accueillir la Coupe du monde ?

Peut-on parler de « schizophrénie française » autour de cette équipe de France ? Quand tout va mal sportivement, on a tendance à dire que c’est un contexte général.

Il y a une surinterprétation, une surutilisation du sport. C’est aussi ce qui fait la passion française. Car en France, tout est politique. Même le sport.