Le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-un (à gauche), serre la main du président américain, Donald Trump, le 12 juin, à Singapour. / JONATHAN ERNST / REUTERS

Les dirigeants nord-coréen, Kim Jong-un, et américain, Donald Trump, se sont retrouvés mardi 12 juin matin à l’hôtel Capella de Singapour pour une rencontre inédite. Ils ont signé un document commun où la Corée du Nord s’engage notamment à une « dénucléarisation complète de la péninsule coréenne ». Depuis la guerre de Corée (1950-1953), aucun président américain en exercice ne s’était jamais entretenu avec un dirigeant nord-coréen de visu ou même par téléphone.

Dacron : A quoi peut-on attribuer le revirement de la Corée du Nord ?

Gilles Paris : Une conjonction de facteurs explique la rencontre de Singapour. La rhétorique belliqueuse de Donald Trump, à partir de juillet 2017, traduite militairement par l’hypothèse d’une frappe préventive mesurée, l’élection de Moon Jae-in en Corée du Sud sur un programme d’ouverture vis-à-vis de Pyongyang, mais aussi l’efficacité des sanctions internationales, d’autant plus dévastatrices que Pékin a jugé le statu quo intenable compte tenu des progrès nord-coréens dans le domaine nucléaire. Un quatrième élément a joué : la maîtrise revendiquée par Pyongyang du nucléaire et des vecteurs à courte, à moyenne et à longue portée. Fort de cette maîtrise, Kim Jong-un a sans doute pensé qu’il pouvait entrer dans une négociation avec Washington, contraint nolens volens de reconnaître son statut officieux de puissance nucléaire.

Oona Frangeul : Pyongyang tiendra-t-elle ses promesses de se dénucléariser totalement ? Pourquoi Kim Jong-un décide-t-il de dénucléariser la Corée aujourd’hui ?

Gilles Paris : L’engagement de dénucléarisation est plus proche des positions nord-coréennes qu’américaines. Il appartient maintenant au secrétaire d’Etat Mike Pompeo, côté américain, de parvenir à une traduction conforme aux exigences de Washington. Le moment de vérité se trouve devant nous. Tout reste en effet à préciser : ce que Pyongyang va déclarer, ce qui va être vérifié, dans quels délais. Les sanctions restant en place, comme l’a rappelé M. Trump lors de sa conférence de presse, la Corée du Nord ne peut être qu’incitée à aller dans cette direction. Ces sanctions peuvent cependant perdre de leur mordant si la Chine, dans ce contexte de détente, se montre moins regardante pour leur explication, un risque qui n’a pas échappé à Washington, même si M. Trump ne cesse de louer sa bonne entente avec son homologue Xi Jinping.

Sey Sue : Qu’est-ce qui peut obliger la Corée du Nord à se dénucléariser quand d’autres pays gardent ce « droit » de posséder l’arme nucléaire ?

Gilles Paris : Le traité de non-prolifération (TNP) reconnaît des puissances nucléaires officielles, qui en sont signataires, et interdit aux pays également signataires qui n’en disposaient pas avant 1967 de s’en doter, même s’il existe une zone grise qui concerne les puissances nucléaires officieuses, comme Israël. La Corée du Nord, qui a longtemps été partie au TNP, ne pouvait donc se lancer dans un tel programme sans renier sa parole, mais le pays s’est retiré de cet accord en 2003 et considère que le sujet relève de sa souveraineté et de ses priorités. La démarche actuelle, la perspective d’une dénucléarisation, relève de la même démarche : M. Kim peut s’y engager s’il considère qu’elle sert son régime.

Paix : Certains experts semblent sceptiques quant à la sincérité ou à la faisabilité des engagements issus de la rencontre ?

Gilles Paris : En effet. D’autant que des éléments de langage nord-coréens figurent dans cet accord à propos de la dénucléarisation (élargie à la péninsule et donc au parapluie américain), mais pas l’exigence de Washington d’un processus « complet, vérifiable et irréversible ». Pas plus que la mention des missiles à courte et à moyenne portée, ni même des intercontinentaux. La déclaration ne comporte pas non plus de précisions sur le processus de dénucléarisation ni même de calendrier. Ces points sensibles sont en l’état remplacés par des formules sur « les nouvelles relations » que le sommet doit permettre de construire.

Ctipar : Au vu de l’attitude de Donald Trump dans des négociations internationales, n’abandonnera-t-il pas rapidement la ligne Pompeo pour rejoindre la ligne Bolton ?

Gilles Paris : Le « processus » évoqué par M. Trump n’a en fait pas vraiment débuté. Pour Mike Pompeo — la cheville ouvrière de cette amorce de détente entre Washington et Pyongyang — le plus difficile reste à faire. Curieusement, Donald Trump a lui même évoqué au cours de sa conférence de presse l’hypothèse d’un échec, dans des termes parfaitement « trumpiens » : « Je peux me tromper, a-t-il dit, je veux dire que je pourrais me tenir devant vous dans six mois et dire “eh, je me suis trompé.” » Il a ajouté aussitôt : « Je ne l’admettrai jamais, mais je trouverai une d’excuse. » Cela était dit sur le ton de la plaisanterie, mais le risque existe.

Jackx : Quelle différence y a-t-il avec l’accord passé avec l’Iran ? Pourquoi Trump ferait-il plus confiance à Kim qu’à l’Iran ?

Gilles Paris : En effet, la simplicité de la déclaration commune surprend quand on se souvient que Donald Trump a retiré les Etats-Unis de l’accord nucléaire iranien pourtant considéré comme le plus exigeant de l’histoire de la lutte contre la prolifération. D’autant que l’Iran n’est pas encore parvenu au stade de développement de l’arme suprême de la Corée du Nord (vecteur compris). A la différence de l’Iran, la question nord-coréenne est dépourvue de facteur régional. Pyongyang est dans une posture défensive, alors que la question de l’hégémonie régionale de Téhéran, avec ou sans arme nucléaire par ailleurs, est au cœur des préoccupations de Washington et de ses alliés israélien, émirati et saoudien.

Dominique : Les Etats-unis déclarent renoncer aux manœuvres militaires avec la Corée du Sud. N’est-ce pas le signe d’un abandon par les Etats-Unis de cette partie du monde, considérée auparavant comme vitale par Obama ?

Gilles Paris : Le « rebalancement » de Barack Obama était le nom de code d’un endiguement de la Chine, que traduisait en termes de soft power le traité de libre-échange de pays riverains du Pacifique. La guerre d’influence en mer de Chine entre Pékin et Washington ne va pas cesser. La question d’une réduction ou d’une fin des manœuvres conjointes des Etats-Unis et de la Corée du Sud a été l’une des surprises de la conférence de presse de Donald Trump. Manifestement, Séoul a été prise de court par cette perspective, même si elle s’insère tout à fait dans le discours d’ouverture de Moon Jae-in. Donald Trump, de son côté, ne cesse de pester contre le déploiement de troupes américaines hors des frontières américaines. Une normalisation avec Pyongyang pourrait permettre une diminution du contingent américain, le troisième en importance dans le monde.

Blablaman : Cette poignée de main peut-elle servir à Kim Jong-un pour décloisonner les relations avec la Chine, le Japon et la Corée du Sud ?

Gilles Paris : Le processus qui a mené au sommet de Singapour a amplement attesté de ce décloisonnement, à une exception près. L’invitation a été initialement transmise par un émissaire sud-coréen, et une rencontre entre Kim Jong-un et le président sud-coréen, Moon Jae-in, a précédé celle d’aujourd’hui. De même, le dirigeant nord-coréen a rencontré deux fois le président chinois, Xi Jinping, avant Donald Trump, qui en avait d’ailleurs pris ombrage. En revanche, le Japon peut se sentir marginalisé. Il reste le plus méfiant quant aux intentions de Pyongyang, et le premier ministre, Shinzo Abe, a semblé peu écouté par Donald Trump lors de sa visite à Washington, la semaine dernière.

Popoulous : Quel a été le rôle de la Chine dans cette rencontre ? La Russie a semblé absente.

Gilles Paris : Cette rencontre est le produit d’une invitation nord-coréenne transmise par la Corée du Sud. La Chine n’y a pas joué un rôle direct, mais Kim Jong-un a rencontré deux fois le président Xi Jinping avant de se rendre à Singapour. De même, le ministre des affaires étrangères russe, Sergeï Lavrov, s’est rendu en Corée du Nord. La Russie est plus en retrait, mais elle a veillé à ne pas être absente de ces grandes manœuvres.