Notre journaliste spécialiste des questions d’immigration, Maryline Baumard, a répondu aux questions d’internautes lors d’un tchat consacré à la situation de l’Aquarius et aux difficultés du navire humanitaire à trouver un port pour accueillir les 629 migrants qu’il a secourus en Méditerranée.

Ils étaient bloqués au large depuis dimanche et pourront finalement débarquer en Espagne, seul pays qui a proposé de les accueillir, a annoncé mardi 12 juin l’ONG SOS-Méditerranée, qui a affrété l’Aquarius pour venir en aide aux migrants au large de la Libye.

Ils ont entamé mardi soir leur traversée de quatre jours vers l’Espagne à bord du navire et de deux autres bâtiments italiens.

En quoi l’Aquarius était-il en situation de détresse ?

Maryline Baumard : L’Aquarius est un vieux bateau qui a une quarantaine d’années qui est prévu pour un maximum de 500 personnes (on disait même 350 à l’époque où j’ai séjourné dessus, en juillet 2016). La surcharge n’est idéale ni si la météo est mauvaise, ni pour se diriger rapidement à bon port, ni pour la qualité de vie à bord. A ces soucis s’ajoute le problème de la nourriture. SOS-Méditerranée n’a pas des stocks infinis. La direction de l’ONG a d’ailleurs annoncé hier passer à un repas quotidien, sauf ravitaillement. Vu l’état de ces populations très sous-nourries dans les geôles libyennes, c’est évidemment problématique.

Je suis un ancien naviguant et m’interroge. Il existe une règle intangible (droit maritime international) qui dit que toute embarcation en situation de détresse doit être secourue par le(s) navire(s) ou pays le(s) plus proche(s). Bien que la réglementation du SAR (Search And Rescue) présente des ambiguïtés, cette règle peut envoyer un équipage ou une autorité devant un tribunal. Cela dit, le commandant de l’Aquarius a-t-il vraiment envoyé un signal de détresse ou seulement une demande d’assistance ? Est-il normal que deux chefs de gouvernement (italien et maltais) refusent de l’appliquer pour des motifs politiques ou parce qu’ils rejettent le règlement Dublin ? Le droit maritime n’a-t-il pas été bafoué ?

Je comprends votre question, mais le premier secours a été porté. Le MRCC à Rome a bien joué son rôle en demandant à l’Aquarius de porter secours à des embarcations ou en gérant les transbordements depuis d’autres navires (militaires ou civils). Ces personnes sont en lieu sûr et c’est sur le temps deux que les choses se sont gâtées et que l’approche politique est intervenue avec la déclaration de M. Salvini.

Le MRCC de Rome, soumis au droit international, européen et italien, pourrait décider de remettre aux gardes-côtes libyens des naufragés secourus dans la zone SAR italienne ? Il s’agirait sérieusement de les débarquer dans un lieu sûr, un port libyen ?

Vous savez que la politique menée aujourd’hui par la France (et par l’Europe) ambitionne de stopper les flux migratoires. Même si l’objectif est fort peu crédible, il passe par une sorte de « dissuasion migratoire » qui elle-même se matérialise par des renvois en Libye. Les ONG ont été nombreuses à dénoncer les conditions dans lesquelles les migrants vivent en Libye, le correspondant du Monde Frédéric Bobin a raconté dans des reportages les horreurs qu’ils subissent, mais l’Europe continue à remettre des migrants à leurs bourreaux qui vont les emprisonner et rançonner leurs familles.

Dans les médias français on n’entend que les associations de gauche et les habituels défenseurs des droits de l’homme. Pourquoi la parole n’est pas donnée aux opposants à l’immigration ?

Chaque fois que ces personnes veulent prendre la parole nous la leur donnons. Reste peut-être à faire le distinguo entre « politique de l’immigration » et « asile ». Nous ignorons encore les nationalités des 629 personnes à bord, mais une bonne partie d’entre elles risque de faire partie des nationalités qui sont largement protégées dans le cadre de la demande d’asile (Soudanais, Syriens…). Ils n’entrent pas dans la politique migratoire de la France, mais sont protégés au titre de notre Constitution et des conventions internationales. Deux points sur lesquels il est difficile d’être en opposition. Pour la migration économique, le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, a plusieurs fois répété sa volonté de renvoyer vers les pays d’origine. Nous relayons régulièrement ses propos.

Connaît-on la raison qui a amené SOS-Méditerranée à ne pas choisir un navire sous pavillon français ? Si cela avait été le cas, la France aurait-elle eu des obligations supplémentaires ?

Pour avoir passé du temps sur l’Aquarius et avoir suivi la création de cette ONG, je sais qu’ils ont eu beaucoup de mal au départ à trouver un navire. Plusieurs armateurs ont refusé que leur bateau soit utilisé pour secourir des migrants. Il n’y avait de la part de l’ONG franco-allemande aucune volonté d’opter pour un bateau français ou étranger, juste l’idée qu’il leur fallait un navire adapté à cette mission et loué à un prix raisonnable.

Il semblerait que l’Aquarius soit en grande partie financé par des fonds privés ? Pouvez-vous nous en dire en peu plus sur l’identité de ces personnes ?

Effectivement, SOS-Méditerranée est une ONG financée par des dons privés. Elle ne bénéficie que très peu de fonds autres. Quelques entreprises lui donnent un peu d’argent, une ville le fait aussi et quelques députés ont donné une partie de leur réserve parlementaire. A part cela, les dons viennent de particuliers. L’ONG a un site et fait des événements autour de groupes solidaires dans de nombreuses villes. Il faut savoir qu’une journée de l’Aquarius à patrouiller coûte 11 000 euros.

Est-ce vrai que la Corse a proposé un de ses ports ?

Oui, cette proposition a bien été faite. Comme beaucoup d’îles, la Corse a ce sens de l’accueil et du sauvetage qui manque parfois ailleurs. Reste que la Corse est aussi une terre qui ne prend pas tout à fait sa part de l’accueil des demandeurs d’asile aujourd’hui. Sur les 9 000 places en Centre d’accueil et d’orientation (CAO) aucune n’est en Corse… De même, l’île est un peu passée sous les radars de la répartition des places d’hébergement du Dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile…

Ces sauvetages tellement bien organisés ne font-ils pas que renforcer les passeurs et la volonté de ces masses migratoires, puisqu’on leur garantit presque un débarquement assuré dans un port européen ?

Les ONG se sont installées sur cette zone pour sauver des vies après que l’Italie a supprimé sa mission de secours Mare Nostrum, puisque l’Europe avait mis en place un autre dispositif, mais qu’il ne couvrait pas les zones les plus dangereuses. Votre question est évidemment pertinente, mais en retour on peut aussi se demander si on peut laisser la Méditerranée devenir un grand tombeau. Il ne faut pas oublier que plus de 800 personnes y sont déjà mortes en 2018, plus de 3 000 l’an dernier. Est-ce acceptable ?

Existe-t-il des accords tacites entre les passeurs et les ONG ou des contacts entre ces deux parties pour organiser ces sauvetages ?

Les autorités italiennes aimeraient le faire croire. Le rôle des passeurs n’est pas toujours celui qu’on croit. Bien sûr, il y a un vrai trafic d’êtres humains, mais sur les canots de migrants, il n’y a pas de passeurs. Justes des gens, qui souvent sont à la barre et ont parfois bénéficié d’un passage gratuit en échange de leurs « compétences » à diriger l’embarcation. L’ONG traite tous les rescapés de la même manière. En revanche, parfois à l’arrivée au port, des membres de Frontex viennent enquêter et poser des questions. En fait, d’après mes observations, chacun fait son travail en restant à sa place, sans mélange des genres.

Ce refus de l’Italie n’est-il pas presque « positif », dans le sens ou d’une certaine manière cela va « forcer » les pays européens à regarder en face le déséquilibre actuel, et à proposer des alternatives, pour ne plus laisser les pays frontaliers seuls en première ligne de l’accueil, à cause du règlement Dublin ?

On peut lire ainsi l’épisode de l’Aquarius. Effectivement, la solution ne pourra être qu’européenne et il faut inventer une vraie solidarité avec les pays de premier accueil. Cela passe par une aide à la gestion globale des arrivées et par une révision des accords de Dublin. Tout cela va obliger à penser d’autres règles communes et à avancer plus vite vers une politique vraiment conjointe de l’asile avec à terme un office unique de protection. Reste qu’on en est très loin… Hier, Le Monde a consacré son éditorial à l’affaire de l’Aquarius, en écrivant que « le refus du nouveau gouvernement italien de laisser accoster dans l’un de ses ports les 629 passagers de l’Aquarius secourus en Méditerranée place l’Europe face à ses responsabilités et l’oblige à revoir l’ensemble de sa politique migratoire ».

Le droit européen sur l’accueil des migrants place de facto l’Italie et la Grèce dans une situation insupportable. Que faudrait-il à l’Europe pour être plus « juste » ? Qui bloque ?

Effectivement, l’Europe fait semblant de jouer la solidarité avec les pays de premier accueil, mais laisse très seule l’Europe du Sud. Des accords de relocalisation avaient été signés en 2016, pour que les arrivants en Grèce et en Italie soient équitablement répartis dans les pays de l’UE. La plupart des pays n’ont pas respecté leurs engagements. C’est le cas de la France notamment.

Par ailleurs, l’Italie et de plus en plus l’Espagne sont sollicitées par les autres pays de l’Union pour « reprendre » des demandeurs d’asile qui ont laissé des traces lors de leur remontée vers le nord (on les appelle dublinés). Ces demandes de renvois sont évidemment très mal perçues par les pays de premier accueil. En 2017, c’est vers l’Italie que la France a le plus renvoyé de dublinés, en 2018, Rome n’accepte plus ces retours…

L’Espagne va accueillir l’Aquarius. Edouard Philippe a déclaré être « prêt à aider les autorités espagnoles pour accueillir et analyser la situation de ceux qui sur ce bateau pourraient vouloir bénéficier du statut de réfugié ». Peut-on en déduire que la France va proposer de ne pas appliquer le règlement Dublin pour au moins une partie de ces personnes ?

L’aide de la France pourrait se matérialiser dans un premier temps par l’envoi d’une mission de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) pour appuyer les services espagnols dans l’enregistrement d’une partie au moins des 629 exilés qui seront débarqués dans le port de Valence en Espagne. L’Ofpra, un office indépendant, s’est autosaisi et réfléchit déjà aux modalités d’aide qu’il pourra apporter. C’est un organisme habitué à se délocaliser et qui a déjà apporté de l’aide à la Grèce ou à l’Italie.