Mohamed Salah entourés de Ramzan Kadyrov (à gauche) et Magomed Daoudov (à droite), le 10 juin au stade Akhmat de Grozny. / KARIM JAAFAR / AFP

Sur le cliché, le sourire de Mohamed Salah est un peu figé. Légèrement ahuri, même. La star de la sélection égyptienne a de quoi être décontenancée : à sa gauche, lui tenant fermement la main, Ramzan Kadyrov, le très autoritaire président de la Tchétchénie ; à sa droite, Magomed Daoudov, dit « Lord », le principal exécuteur des basses œuvres du dirigeant tchétchène et l’un de ses chefs de milice préféré.

Le cliché, pris dimanche 10 juin à Grozny, la capitale tchétchène, où la sélection égyptienne a pris ses quartiers, a rapidement fait le tour du monde. A quelques jours du Mondial, la planète football découvrait en Ramzan Kadyrov un invité certes tout sourire, mais un rien embarrassant de la fête à venir. L’homme qui pose à côté de la super-star Salah est tout simplement l’un des dictateurs les plus durs de la planète, qui préside d’une main de fer, depuis 2004, aux destinées de cette petite République du Caucase russe.

En réalité, cette photo était prévisible. Depuis plusieurs semaines, à Grozny, la presse et les officiels s’en donnaient à cœur joie pour saluer l’arrivée des Egyptiens comme une reconnaissance de la renaissance tchétchène après les conflits sanglants de 1994-1996 et 1999-2001. Le cliché est seulement apparu plus vite qu’on pouvait s’y attendre, résultat de l’impatience coutumière de Kadyrov.

Selon le récit fait par la presse britannique et confirmé par la partie tchétchène, Mohamed Salah, toujours blessé à la clavicule gauche, avait choisi, ce 10 juin, de rester se reposer dans sa chambre d’hôtel pendant que le reste de la sélection égyptienne découvrait son nouveau camp d’entraînement. L’attaquant a alors été informé qu’un hôte de marque l’attendait à la réception : Ramzan Kadyrov, qui s’est empressé de le conduire sur la pelouse de l’Akhmat-Arena, où l’attendaient quelques milliers de spectateurs et quelques dizaines d’appareils photo.

« Mo Salah a été sorti de son sommeil pour qu’un homme accusé de tortures et d’exécutions extrajudiciaires puisse prendre la pose avec lui », a résumé The Sun, le tabloïd britannique. Tortures et exécutions extrajudiciaires sont les deux arguments donnés par Washington pour inscrire le président tchétchène sur la liste des officiels russes sanctionnés par les Etats-Unis.

Un habitué des clichés avec les sportifs

Ramzan Kadyrov pose devant les photographes avec les Egyptiens Ahmed Fathi (R) et Samir Saad. / KARIM JAAFAR / AFP

Le président tchétchène n’aime rien tant que ces clichés le montrant en compagnie de sportifs célèbres. Et quand bien même l’homme préfère, à titre personnel, la lutte et le free fight, les footballeurs sont pour lui des cibles de choix. En 2011, pour l’inauguration de l’Akhmat-Arena, baptisée en l’honneur de son père, Akhmat Kadyrov, le jeune Ramzan avait réussi à attirer à Grozny, au prix de quelques millions de dollars et de montres serties de diamant, d’anciennes vedettes comme Diego Maradona, Fabien Barthez ou Luis Figo.

Au-delà de la satisfaction personnelle du satrape, la venue des Egyptiens épouse parfaitement la ligne politique mise en avant à Grozny ces dernières années, où l’islamisme politique fait figure d’idéologie officielle. Tout en rejetant le qualificatif de salafiste, Kadyrov promeut sur son territoire un islam rigoriste : le voile y est la norme pour les femmes, la vente d’alcool réservée aux étrangers et après les manifestations anti-Charlie massives organisées par le pouvoir en 2015, c’est une purge anti-gays impitoyable qui y a défrayé la chronique l’année passée.

Derrière cet outil de contrôle interne, se dissimule aussi l’ambition du leader tchétchène d’apparaître en commandeur des croyants de toute la Russie, rivalisant avec les centres islamiques traditionnels de l’Oural et de la Volga, et en pont entre Moscou et le monde musulman, sunnite en premier lieu. Après des gestes symboliques, comme la construction d’une mosquée immense à Grozny ou le transport dans sa capitale d’un calice ayant soi-disant appartenu au prophète Mahomet, Kadyrov s’est aussi imposé en acteur quasi autonome au Moyen-Orient, en Syrie principalement, où il joue les intermédiaires entre groupes rivaux et déploie sa garde personnelle.

Pour l’Egypte, un choix rationnel

Dans l’esprit du dirigeant, le sourire de Mohamed Salah est un élément supplémentaire de cette stratégie d’influence. Sa saison à Liverpool a fait de l’Egyptien l’une des grandes stars de son sport et, surtout, un porte-drapeau du monde arabe, où il est célébré du Maroc jusque dans le Golfe. Sa coutume de remercier Allah après chaque but ou presque fait plus largement de « Mo » Salah une icône du monde musulman.

Grozny avait même failli faire coup double, la sélection saoudienne ayant un temps annoncé son intention de choisir la capitale tchétchène comme camp de base. Elle s’est finalement rabattue, sans explication, sur Saint-Pétersbourg. Côté égyptien, ce climat a apparemment joué dans la décision de s’installer à Grozny. Le directeur de l’hôtel The Local, choisi par l’équipe égyptienne et construit tout récemment sur fonds émiratis, expliquait récemment que « l’Egypte préfère cette ville car il s’agit d’un pays conservateur, où on ne veille pas, où on ne trouve pas de discothèques. La nourriture halal est aussi très importante ».

Reste que la poignée de main entre Salah et Kadyrov a jeté un froid sur ce début de Mondial, sur lequel plane aussi l’ombre du réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, détenu dans le Grand Nord russe et en grève de la faim depuis trente jours. « Ce n’est certainement pas aussi choquant que les images en noir et blanc de l’équipe de football d’Angleterre effectuant un salut nazi quand elle jouait en Allemagne, dans les années 1930, mais cela reste choquant », écrivait ainsi mardi John Leicester, de l’agence AP.

Les organisations de défense des droits de l’homme se sont elles aussi émues, estimant que le joueur contribuait à blanchir l’image du dictateur. La FIFA elle-même, pourtant très prudente sur ces questions, avait appelé il y a quelques semaines à la libération d’Oyub Titiev, le représentant à Grozny de l’ONG russe de défense des droits de l’homme Memorial, la dernière active en Tchétchénie. Titiev est détenu depuis près d’un an sur la base d’accusations farfelues de détention de drogue.