Louis Maurin est économiste, directeur de l’Observatoire des inégalités et auteur, à ce titre, de l’ouvrage Comprendre les inégalités (Observatoire des inégalités, 128 p., 9 €).

Le président de la République remet en cause l’efficacité du système des aides sociales qui n’aideraient « pas les gens à sortir de la pauvreté », selon ses termes. Est-ce exact ? Notre pays est-il très inégalitaire ?

Evidemment, les inégalités sont fortes en France : les riches y sont très riches et de plus en plus… et plus qu’ailleurs. Les 1 % les plus riches vivent avec 7 600 euros par mois et par personne, ce qui situe la France en deuxième position, derrière la Norvège, très nettement en tête (9 500 euros par mois), devant le Danemark (7 300 euros), le Royaume-Uni (6 600 euros) et l’Allemagne (6 000 euros). Mais grâce à notre système forgé dans l’après-guerre, qui redistribue 50 % de la richesse nationale, les pauvres le sont plutôt moins que dans les grands pays européens, grâce aux allocations familiales, aux aides au logement…

Sur le plan des inégalités de revenus, la France se situe au milieu du tableau européen, derrière les pays d’Europe du Nord mais devant les Anglo-Saxons. Ce n’est ni catastrophique ni glorieux. Si l’on retient le critère de la population qui vit avec moins de 50 % du niveau de vie médian, la France est dans le peloton de tête avec 6,5 % de gens pauvres, juste derrière la Norvège (6 %) ou les Pays-Bas (5,8 %).

Mais l’Allemagne, avec le développement des emplois à bas salaire hyperflexibles, en compte 10,2 % et a même dépassé le Royaume-Uni (9,7 %) : l’écart est énorme. La France a choisi de collectiviser nombre de dépenses, la santé, la scolarité, les études et surtout les retraites. Notre pays a aussi une politique familiale généreuse qui compense les inégalités.

Dépense-t-on trop d’argent dans le traitement curatif et pas assez dans la prévention ? Les minima sociaux confortent-ils leurs bénéficiaires dans la pauvreté ?

Il vaut, bien sûr, mieux prévenir que guérir mais il n’existe pas de vaccin contre la pauvreté. Il est impossible de distinguer les dépenses curatives des préventives, dont il est également difficile de mesurer l’impact. Quand on met plus de policiers dans la rue qui vont poursuivre des délinquants mais sans doute en dissuader d’autres, est-ce préventif ou curatif ? Edifier des logements sociaux, investir dans l’école sont bien sûr des réponses à la pauvreté. Mais attention aux discours qui promettent beaucoup car ils suscitent de fortes attentes, donc des déceptions si les mesures ne sont pas à la hauteur, et la sanction est immédiate dans les urnes.

Ainsi, le dédoublement des CP dans les zones d’éducation prioritaires (ZEP) ne touche que 8 % des élèves et moins de 25 % des plus défavorisés, qui n’habitent pas tous dans ces ZEP. On ne développe sans doute pas assez le volet « réinsertion vers le travail » du revenu de solidarité active (RSA), mais ce n’est pas toujours possible : les handicapés, les personnes âgées comme les jeunes privés de toute aide jusqu’à 25 ans ont tous besoin d’un revenu décent.

L’ascenseur social est-il en panne ?

Non, il y a de la mobilité avec le développement des emplois de cadres. Notre école s’est certes démocratisée mais sans moderniser ses méthodes, elle reste rigide, sélective, produisant des individus formatés, tirant vers le haut une poignée d’élèves mais en laissant beaucoup sur le bas-côté. La religion du diplôme, fortement ancrée dans notre société, entraîne des blocages profonds. Elle ne considère pas les réussites de ceux qui n’en ont pas et survalorise le passé scolaire. Cela cimente d’une certaine manière les inégalités, voire les légitime.

Hormis l’école, tout ne va donc pas si mal ?

Oui, il ne faut pas noircir la situation : le modèle social français, bien que perfectible, fonctionne. Les associations qui défendent les plus pauvres ont tendance à être alarmistes et je comprends leur colère, mais le risque est de dévaloriser l’action publique qui apparaît alors coûteuse et inefficace. Cela décourage les jeunes et suscite un fatalisme les conduisant à accepter l’inégalité.

De même, il est faux de dire que la « pauvrophobie » ou une certaine fatigue compassionnelle s’installent en France. Le Crédoc a certes décelé une telle tendance après la crise de 2008, mais dès 2014, ce sentiment est revenu à son niveau habituel : ce n’était qu’un soubresaut.

Selon les enquêtes récurrentes du barème de l’opinion, menées depuis quinze ans par le ministère des affaires sociales, 59 % des Français pensent que les pouvoirs publics n’en font pas assez pour les plus pauvres, 32 % qu’on fait ce qu’il faut et seulement 8 % qu’on en fait trop. Mais ce discours pessimiste, bien que minoritaire, infuse chez les politiques, créant une spirale négative.

Une telle dramatisation conduit à une remise en cause des politiques de lutte contre la pauvreté, conduisant à un raisonnement dont on entend l’écho dans la parole publique : « Alors que l’Etat dépense autant, si les pauvres sont pauvres, c’est qu’ils nont pas fait ce qu’il faut pour s’en sortir. A force d’aide, la société ne les incite pas assez à reprendre le travail. » Bref, on renvoie les pauvres à leur sort d’assistés.