Image extraite de la bande-annonce en images de synthèse du jeu « Beyond Good and Evil 2 ».

Si un écran-titre pouvait troller les joueurs, il ne s’y prendrait sans doute pas autrement que celui de Beyond Good and Evil 2 (BGE2), éternelle arlésienne du jeu vidéo. L’image affichée en préambule de cette aventure intersidérale fantaisiste, attendue depuis 2003 et présentée pour la première fois en action à l’Electronic Entertainment Exposition (E3), assène au spectateur : « Press the f**k*** START BUTTON ».

Appuyer sur ce « p***** de bouton Start » pour lancer la partie, ô ironie, cela fait plus d’une décennie que les fans de l’épisode original désespéraient de pouvoir un jour le faire. Ils attendront d’ailleurs encore quelques années. Durant cette présentation d’une demi-heure, ce sont les développeurs qui tiendront la manette. Enfin, normalement.

« On a un problème de signal, il va falloir attendre », explique, embarrassée, une employée d’Ubisoft. Quand nous arrivons dans le box de l’éditeur dans la zone professionnelle du salon mondial du jeu vidéo, organisé à Los Angeles du mardi 12 au jeudi 14 juin, les mines sont sombres et l’équipe en pleine panique : la diffusion de la partie de démonstration ne fonctionne pas.

Yoda d’Ikea

Quinze ans d’attente, une matinée entière de démonstrations annulées pour une bête histoire de câbles facétieux : BGE2 est l’un de ces jeux qui se déroulent à l’échelle d’une galaxie entière mais dont le vrai talent est de constamment dilater le temps. Depuis la sortie du premier épisode, le 11 novembre 2003, il s’est écoulé quatorze ans, sept mois et deux jours. Nous tiendrons bien trente minutes de plus.

Beyond Good & Evil 2: E3 2018 Cinematic Trailer | Ubisoft [NA]
Durée : 03:56

Finalement, la salle s’emplit de journalistes alignés religieusement, prêts à prendre des notes – un peu –, à communier – beaucoup. Guillaume Brunier, le Senior Producer, est assis en tailleur sur une table basse blanche, tel un Yoda d’Ikea, devant le téléviseur allumé, cet autel par lequel la prophétie doit enfin – y croit-on encore ? – se réaliser. « Press the f**k*** START BUTTON », sourit-il. Miracle : l’un des deux démonstrateurs lance le jeu, et BGE2 apparaît.

L’un des joueurs incarne une héroïne athlétique, l’autre un hybride d’homme et de singe, tous les deux lâchés dans les coursives sinistres d’un laboratoire scientifique clandestin. Une mission d’infiltration faite de petits pas, de lunettes de zoom, de quelques combats au bâton bô pour éliminer les gardiens gênants.

Visuellement, et contrairement à sa bande-annonce en images de synthèse, le titre n’est guère impressionnant. Les personnages semblent flotter au-dessus du sol ; les animations sont parfois un peu abruptes ; les collisions, approximatives. Un œil extérieur dirait qu’il n’est pas très aguichant. Un professionnel s’étonnerait surtout qu’on puisse présenter un jeu vidéo à un stade encore si précoce de développement. Celui de la « pre-alpha », l’ébauche d’un projet informatique, que les éditeurs ne montrent d’habitude pas.

« Blade Runner » aux épices

La sagesse, acquise au fil d’une décennie et demie d’attente, serait de ne pas juger ce prototype, qui a encore bien des mois et des années devant lui pour progresser. Après tout, qui peut dire à quoi ressemblera finalement ce projet commencé quand Jacques Chirac était encore président, annoncé puis gelé pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, ressuscité durant celui de François Hollande et dévoilé pour la première fois à l’E3 sous Emmanuel Macron ?

Et puis, petit à petit, un charme insidieux se dégage de cette démo de prime abord classique, mais dont l’envergure ne cesse de croître au fur et à mesure que la partie se poursuit, que l’action prend de la hauteur. Déjà, dans le laboratoire, le singe mutant s’est mis à flotter en jetpack, et on a trouvé ça étonnant.

Puis les deux héros sont montés dans leur voiture volante. Et ont emprunté les avenues aériennes d’une gigantesque cité hindoue futuriste, Blade Runner virtuel aux épices d’Asie du Sud-Ouest. Ensuite, les démonstrateurs ont escaladé une statue géante de Ganesh, sorti les ailerons et passé la vitesse lumière, quitté cette planète, navigué dans l’espace. Et soudain c’était Star Wars, un Star Wars européen, baigné de La Planète des singes, de L’Incal et du Cinquième Elément.

« Beyond Good and Evil 2 » a le charme et l’ampleur d’un « Star Wars » mâtiné de science-fiction européenne. / Ubisoft

C’est aussi un jeu spatial en monde ouvert qui s’amuse des effets d’échelle, s’intégrant dans une lignée d’expériences vertigineuses, de moins en moins rares ces derniers temps : No Man’s Sky et Astroneer en 2016, Outer Wilds prévu pour 2018, et Starlink, du même éditeur, jouent sur ce créneau. Mais parce que Beyond Good and Evil rêve depuis plus longtemps cette galaxie à explorer, ses idées sont plus réfléchies, plus sensées – à l’image de ces espèces de lignes de Nazca formant l’image d’un chimpanzé de profil, uniquement visibles en décollant d’une planète.

Doudou d’un temps suspendu

Le projet est encore loin d’arriver à bon port, et ses ambitions démesurées ne sont pas gage d’un développement facile. Le défi de BGE2 semble même impossible à relever. D’un côté, il lui faudra conserver le charme artisanal du premier épisode, aventure narrative linéaire, enfant de son époque. Pour cela, les équipes de production se sont rapprochées d’un noyau dur de fans, capables de refaire jusqu’à vingt fois le jeu d’origine ou d’alimenter un site Internet collaboratif riche de cinq cents fiches consacrées à son monde. A l’automne, Ubisoft entend les convier à une « BGE Fest », un festival consacré à son lore, sa richesse.

De l’autre, il lui faudra faire venir à lui, et à son univers, des dizaines de millions de joueurs qui ne le connaissent pas. Pour cela, l’équipe a décidé d’épouser les lignes du jeu vidéo moderne, en monde ouvert, mâtiné de jeu de rôle et de coopération. Elle doit donner vie non pas à une planète, mais à une galaxie entière – « un projet fou », prévenait en 2016 son créateur Michel Ancel.

Le défi d’Ubisoft : respecter l’univers et la philosophie du premier épisode, sorti en 2003, tout en s’ouvrant aux nouveaux codes du jeu vidéo / Ubisoft

Les quatre studios de Montpellier, Bordeaux, Barcelone et Sofia qui collaborent sur son développement ont lancé à l’E3 un appel aux artistes du monde entier pour les inviter à participer, via la plateforme hitRECord et moyennant rémunération, à l’élaboration de son gigantesque monde.

Sans doute est-ce pour cela que BGE2 n’a pour l’instant ni date ni plateforme de sortie définies. C’est aussi, au bout de près de quinze ans d’attente, sa petite mélodie à lui, sa fantaisie, sa beauté, à la manière du Don Quichotte de Terry Gilliam. Douceur d’être et de n’être pas, doudou d’un temps suspendu… BGE2 manque de finition, et l’on en vient à se demander si l’on ne le préfère pas à l’état d’ébauche qu’achevé.

Le jeu vidéo est ainsi fait qu’il y a des projets qui décollent, d’autres qui se crashent. Beyond Good and Evil 2, lui, orbite. A la fin de la présentation, le vaisseau des deux démonstrateurs quitte une dernière fois la planète de départ. D’ici un an, peut-être le projet reviendra-t-il nous frôler. L’inscription « Press the f**k*** START BUTTON » clignotera alors probablement une nouvelle fois. Et nous l’approcherons d’un peu plus près encore, ô patience, mais pas de trop près non plus.