Eric Béziat, journaliste chargé des transports au « Monde », et Matthieu Goar, chef du service politique, ont répondu lors d’un tchat en direct à vos questions sur les leçons à tirer de l’adoption du projet de loi « pour un nouveau pacte ferroviaire » par l’Assemblée nationale, mercredi, puis par le Sénat, jeudi (245 voix, 82 contre).

Isa : Peut-on dire, sans crainte d’être démenti, que le gouvernement a plié le dossier SNCF, et ce sans véritable difficulté ?

Matthieu Goar : Politiquement, on voit que le rapport de force à l’Assemblée a été très largement favorable au gouvernement. Le vote d’hier a abouti à 452 voix pour, et 80 contre. L’ensemble des députés macronistes et du centre, ainsi que trois quarts du groupe Les Républicains (LR), ont approuvé le texte.

C’est la grande force d’Emmanuel Macron que d’avoir su capter les voix de droite, car cette réforme de la SNCF était attendue par l’électorat traditionnel de Nicolas Sarkozy. Les parlementaires opposants sont issus des rangs des Insoumis, du groupe socialiste et du Front national, ce qui représente une minorité. Ce rapport de force a grandement simplifié l’examen du texte. Il en va de même au Sénat.

Luc : Après ce qui est présenté comme une victoire politique pour M. Macron, celui-ci va-t-il accélérer encore ses réformes ?

Matthieu Goar : C’est effectivement une victoire politique. Après les ordonnances travail de l’automne, Emmanuel Macron fait passer une nouvelle réforme majeure sans affronter une coagulation des fronts sociaux. En 1995, Alain Juppé avait échoué, car de nombreuses luttes s’étaient agrégées à celle des cheminots. C’est un écueil qu’a su éviter ce gouvernement. Peut-être parce que les différents fronts sociaux sont beaucoup plus atomisés que par le passé, mais aussi parce que M. Macron a été élu sur un programme plus libéral, alors que Jacques Chirac avait fait campagne sur la « fracture sociale ».

Pour le moment, l’Elysée et Matignon ne versent pas dans le triomphalisme, mais expliquent qu’ils répondent juste à l’envie de réforme des Français. La SNCF était évidemment un test capital. A présent, le président de la République a les mains libres pour avancer sur la réforme des retraites, le dossier majeur de la seconde année du quinquennat.

Raf : M. Macron doit-il craindre un retour de bâton ? Mener autant de réformes au pas de charge ne va-t-il pas cristalliser les mécontentements lors de la prochaine réforme des retraites ou celle des aides sociales ?

Matthieu Goar : C’est l’une des inconnues de ce quinquennat. Au printemps, il y a eu de nombreuses mobilisations sectorielles parallèlement au mouvement des cheminots (Ehpad, Air France, mouvement des retraités...). La CGT, tout comme Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), a essayé de faire converger ces différents conflits, notamment avec « la marée humaine » organisée par différentes formations de gauche, le 26 mai. Ces cortèges ont rassemblé du monde, mais n’ont pas été assez massifs pour déstabiliser le gouvernement. Celui-ci surveille de près l’humeur de la rue. La réforme des retraites sera un nouveau test.

Matth : Quels vont être les premiers effets concrets de la réforme ? Quand vont-ils avoir lieu ?

Eric Béziat : Ses effets vont être progressifs et ne se feront pas sentir avant le 1er janvier 2020. Ainsi, l’embauche des salariés SNCF au statut va continuer pendant dix-huit mois et les cheminots actuels garderont leur statut jusqu’à leur retraite.

Quant à la concurrence, elle ne se concrétisera rapidement que dans les régions qui souhaitent la mettre en place, et pas sur l’intégralité des lignes. Par exemple, les régions Bretagne et Occitanie vont utiliser des dérogations pour retarder l’ouverture à la concurrence au-delà de 2023.

Nina : La réforme aura-t-elle des répercussions sur la vie quotidienne des usagers ?

Eric Béziat : Les avis sont partagés. Les partisans de la réforme sont persuadés que l’introduction de la concurrence, à la fois sur les TGV et dans les trains régionaux, améliorera l’offre et la qualité de service, les prix pouvant même baisser dans la grande vitesse.

En revanche, les opposants au texte prévoient un avenir sombre pour le ferroviaire en France, soumis aux lois de la rentabilité. Ils craignent une dégradation du service due à la pression managériale sur les cheminots et des fermetures de ligne faute d’investissement.

Citoyen : Cette « victoire » du gouvernement augure-t-elle de jours sombres pour la fonction publique ?

Matthieu Goar : La « modernisation » de la fonction publique, pour reprendre un terme très macronien, est déjà en cours. Le 1er février, le premier ministre, Edouard Philippe, et le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, ont lancé quatre chantiers visant à faire évoluer la fonction publique, en utilisant un vocabulaire très entrepreneurial : recours aux contractuels, rémunération au mérite, plans de départs volontaires... Une façon de reprendre les codes du privé.

La réforme qui se dessine est ambitieuse et a pour objectif ultime de réduire le nombre de fonctionnaires de 120 000 postes sur cinq ans. Les fonctionnaires ont déjà organisé plusieurs journées de manifestation, sans toutefois faire dévier le gouvernement de sa route.

Larry57 : Qu’est-ce qui pousse les syndicats à continuer la grève ? Pensez-vous qu’ils iront au-delà du 28 juin ?

Eric Béziat : Les syndicats espèrent peser sur la négociation de la future convention collective de la branche ferroviaire. Sur la poursuite de la grève, ils sont divisés : SUD-Rail et la CGT envisagent de continuer le mouvement en juillet, et même en août. Ils ne sont simplement pas d’accord sur les modalités de la grève. UNSA et la CFDT, de leur côté, ne souhaitent pas que la mobilisation perdure au-delà du 28 juin.

Il convient de rappeler que la CFDT est un syndicat très représenté chez les conducteurs, qui sont les plus grévistes des agents SNCF. Leur retrait du mouvement amoindrirait fortement la mobilisation et signifierait sans doute la fin de la grève.

Gil : Y a-t-il un risque de durcissement et d’actions de blocage, voire de sabotage de la part des grévistes excédés de n’avoir pas obtenu grand-chose ?

Eric Béziat : Oui, ce risque existe. La SNCF a relevé au mois de mai une hausse significative d’actes de malveillance portant atteinte à l’intégrité de ses installations et de ses matériels. Elle a porté plainte à plusieurs reprises, par exemple en Moselle. Selon elle, une quinzaine d’actes auraient pu engager la sécurité des passagers et des agents. Il est difficile de conclure que ces actions relèvent du sabotage de la part de grévistes excédés, mais cette forte augmentation est probablement liée à l’enlisement du conflit.

Out : Que dit le commun des mortels hors cheminots ? Y a-t-il des sondages ?

Eric Béziat : La SNCF a commandé de nombreux sondages d’opinion, en particulier auprès de l’IFOP. Le dernier, réalisé les 6 et 7 juin, indique que 62 % des Français et 69 % des clients considèrent que les mesures consenties pour réformer la SNCF vont dans le bon sens. Contrairement à 1995, on observe donc une déconnexion entre l’opinion et le corps social cheminot, qui est probablement aux deux tiers fortement hostile à la réforme.

-Depuis le train Marseille -... : Pour faire allusion à un éditorial de Françoise Fressoz, tout le monde sort-il de ce conflit la tête haute ou y a-t-il un vainqueur (le gouvernement) et des vaincus (les cheminots grévistes) ?

Matthieu Goar : Françoise Fressoz expliquait que l’exécutif devait prendre garde à ne pas humilier les syndicats et les cheminots, bref que tout le monde devait sortir de cette épreuve de force la tête haute. In fine, on a plutôt l’impression que l’exécutif a manœuvré habilement (avec la question de la reprise de la dette) ou en jouant sur l’opinion (les usagers pris en otage), mais sans vraiment écouter les revendications syndicales. Laurent Berger, le patron de la CFDT, le principal syndicat réformiste, ne cesse de critiquer ce gouvernement.

Avec ce conflit, M. Macron a affaibli les syndicats, alors qu’il a toujours évoqué l’importance des partenaires sociaux, en allant jusqu’à vanter la coconstruction. Là, il a plutôt utilisé son pouvoir de façon vertical, en jouant sur les rapports de force politiques et sociaux.

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