A terme, les consoles de jeu vidéo pourraient être remplacées par des services en streaming à la Netflix, estime Ubisoft. Ceux-ci commencent déjà à apparaître. / Christian Petersen / AFP

Et si le marché de la console de jeu vidéo, ce segment si central de l’industrie du jouet et du divertissement depuis trois décennies, venait à disparaître ? Yves Guillemot, le président d’Ubisoft, a pronostiqué leur mort à petit feu dans une déclaration très remarquée au magazine Variety, en amont de l’Electronic Entertainment Exposition (E3), le salon mondial du jeu vidéo qui se tient du mardi 12 au jeudi 14 juin à Los Angeles.

« Je pense que nous verrons une autre génération [de consoles], mais qu’il y a de bonnes chances que progressivement, nous voyions de moins en moins de matériel dédié. Avec le temps, je pense que le streaming deviendra plus accessible à de nombreux joueurs et rendra facultatif d’avoir du gros matériel chez soi. Il y aura encore une génération de consoles, et après ça, nous utiliserons le streaming, tous. »

L’idée est dans l’air du temps depuis plusieurs mois, voire années : après les lecteurs CD et les lecteurs Blu-Ray, de plus en plus relégués au placard face à l’essor des applications de streaming musical et vidéo comme Spotify ou Netflix, la console de jeu vidéo sera le prochain grand objet de consommation à rendre les armes devant la puissance de la dématérialisation et le passage de l’économie de la culture à un modèle de services, centré sur les abonnements plutôt que sur la vente de supports de stockage.

Nouveaux services, nouveaux acteurs

De nombreux acteurs-phares du jeu vidéo s’y préparent déjà. A l’été 2017, Sony a inauguré le PS Now, un service de jeu en streaming par abonnement ; et Microsoft, le Xbox Pass, une offre de jeux en téléchargement illimité. Dans les deux cas, ces aperçus de l’avenir rendent pour la première fois accessible le catalogue de leurs consoles respectives aux utilisateurs d’un simple PC. Ce pourrait n’être que la première étape d’une révolution industrielle bouleversant aussi bien la taille du marché que l’identité des sociétés locomotives.

« Telle que je vois l’évolution de l’industrie du jeu vidéo, conquérir ce marché de 2 milliards de joueurs va être du ressort d’entreprises ayant une envergure mondiale, aussi bien en termes de calcul à distance, de communauté et de contenu, pronostique Phil Spencer, président de la division Xbox de Microsoft :

 « Le chinois Tencent a clairement la communauté et le contenu, et je sais qu’ils travaillent sur le cloud. Google a déjà des ressources importantes en calcul à distance, à défaut d’une communauté de joueurs ou de contenu. Amazon est un autre de ces concurrents. Ce sont ces entreprises qui feront le futur du jeu vidéo. » 

Un tableau dans lequel Sony aurait également sa carte à jouer, et où Nintendo fait souvent figure de trublion négligeable.

Une aubaine pour les éditeurs

Microsoft a lancé le Xbox Pass, une offre de jeux en téléchargement illimité. / Casey Rodgers / Casey Rodgers/Invision/AP

Les producteurs de contenu comme le français Ubisoft voient cette perspective d’un très bon œil. « Le streaming a un potentiel important de “nouvelle démocratisation” du jeu vidéo, confirme Emmanuel Carré, porte-parole d’Ubisoft, et notre rôle est d’être là où les joueurs sont. » 

Un rôle, et un intérêt bien compris. « C’est très rémunérateur », décrypte Thomas Grellier, directeur associé et cofondateur de l’Ecole de management des industrices créatives (EMIC).

« Cela fait sauter plein de verrous liés à la distribution physique, comme les coûts de fabrication et de distribution. Et cela permet de réaliser le rêve des éditeurs, qui est de se passer du retail [les revendeurs], ce qui augmente immédiatement la marge de 30 à 40 %. »

Certains éditeurs se rêvent même déjà en fournisseurs de services. A l’E3, l’américain Electronic Arts a annoncé que ses superproductions futures seraient désormais accessibles en avant-première aux abonnés de la nouvelle formule de son propre service, l’Origin Access Premium.

Une place pour les consoles premium

Cela suffira-t-il à faire du streaming le successeur définitif des bonnes vieilles consoles ? La partie ne sera pas si facile. Contrairement à la musique et à la vidéo, le jeu vidéo se déroule en temps réel, et exige par conséquent un flux Internet d’un débit et d’une stabilité bien plus élevés. « On est très tributaire du déploiement de la fibre », observe Hugues Ouvrard, directeur de Xbox France.

 « Or il n’y a pas que les pays occidentaux dans le monde. Il faut arriver à trouver un équilibre entre les marchés que l’on peut désormais viser sans qu’il y ait besoin de consoles, grâce à la fibre, et les autres. Peut-être s’oriente-t-on vers un modèle hybride. »

Les souhaits des industriels peuvent par ailleurs différer de ceux des consommateurs, a fortiori dans une industrie réputée pour le très haut niveau de confort visuel exigé par ces derniers. « Je vois pourquoi Yves Guillemot dit ça », sourit Phil Spencer, le président de la division jeu vidéo de Microsoft, lors d’un entretien avec plusieurs médias, dont Le Monde. « Je suis plus optimiste concernant le fait que les gens auront du matériel chez eux pour faire tourner les jeux vidéo pendant bien, bien des années encore. »

Le développement d’une PlayStation 5 est un secret de polichinelle, même si Sony prend son temps. « Nous mettrons à profit les trois prochaines années pour préparer notre prochain coup », a évasivement prévenu John Kodera, président de la division PlayStation du géant de l’électronique japonais, lors d’une conférence avec les investisseurs en mai. A l’E3, Phil Spencer a officialisé que ses équipes travaillent sur la prochaine génération de consoles Xbox, sans envisager qu’elle soit forcément la dernière.

«  Ce que nous allons voir, ce sont des gens qui vont désormais profiter de la qualité à laquelle nous sommes habitués sur consoles sur d’autres périphériques. Mais cela ne signifie pas que jouer sur mon téléviseur avec une très bonne installation sonore, une super-fluidité et une qualité visuelle exceptionnelle va disparaître de sitôt », estime-t-il. « Ce qui va ariver, c’est une diversification des supports sur lesquels les gens jouent. »