Tribune. Après le Code du statut personnel de 1956 et la Constitution de 2014, le dernier objet de fierté pour les Tunisiens est le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). Il s’agit d’un ouvrage répertoriant, sur près de 200 pages, les écarts en termes de liberté et d’égalité et proposant des solutions pour les dépasser. Initiée par le président de la République en août 2017, la Colibe se compose d’experts de différents bords.

Dans l’ensemble, ce rapport, remis vendredi 8 juin au président Béji Caïd Essebsi, ouvre la voie à des avancées sociétales dictées par une Tunisie qui doit plus que jamais rentrer dans l’air du temps, qui a des engagements internationaux à tenir et une image à préserver ; une Tunisie qui change et dont la législation présente de nombreux décalages avec la Constitution.

Ces propositions sont des réponses à des polémiques ayant marqué la Tunisie d’après-révolution, comme la pénalisation de l’homosexualité, la fermeture des restaurants pendant le mois du ramadan, la non-égalité dans l’héritage entre hommes et femmes… Elles portent sur le droit à la vie et à l’intégrité corporelle, la liberté de l’idéologie et de la croyance, l’égalité des sexes…

Si elles sont adoptées, les propositions de la Colibe permettront d’en finir avec de nombreux anachronismes légalisés, aberrations juridiques et violations de toutes sortes. Elles doivent pour cela recevoir l’aval du président et de l’Assemblée des représentants du peuple. 

Révolutionner la loi tunisienne

Les credo personnels des uns et des autres n’y pourront sûrement pas grand-chose, les machines politiques ayant leurs propres conceptions des perspectives tunisiennes. La bipolarité politique risque de faire de l’avenir qui sera donné à ce rapport une réelle épreuve pour les partis forts.

Aux commandes de la Tunisie, il existe en effet deux tendances antagoniques : l’une est dite « progressiste » et l’autre « islamiste ». A l’approche des scrutins présidentiel et législatifs de 2019, Nidaa Tounes, du président Essebsi, cherchera à contenter ses électeurs potentiels. Ennahda évitera quant à lui de brusquer les siens. Toutefois, le parti de Rached Ghannouchi cherche à se dissocier peu à peu du religieux qui faisait son essence. Sa position sur les propositions de la Colibe, qui touchent à des questions coraniques, pourrait donc ressembler à un exercice d’équilibriste.

Pour Nidaa Tounes, cela sera une occasion de faire oublier la déception de son électorat après les élections législatives de 2014. Sa victoire avait été suivie d’un accord avec Ennahda, et le vote « utile » en faveur de Nidaa Tounes pour évincer les islamistes avait de ce fait été vécu comme une trahison. Révolutionner la loi tunisienne, se positionner dans les sillons des grands projets sociétaux bourguibiens pourrait être un moyen pour le parti du président de la République de faire oublier ses déboires et ses querelles internes désormais étalées au grand jour.

Une opinion publique polarisée

La bataille juridique sur fond politique n’est pas la seule condition pour la concrétisation des propositions de la Colibe. Corollaire des débats publics que cela générera, il est une autre bataille, tout aussi rude, qui sera d’ordre social.

S’agissant de faire bouger non seulement les lois mais aussi les mœurs, les changements qu’entend initier la Colibe se confronteront à une opinion publique polarisée. Entre les adeptes d’une Tunisie laïque et moderniste et les défenseurs d’une Tunisie socialement ancrée dans la religion musulmane, la bataille risque d’être dure.

Décriminaliser l’homosexualité et garantir l’égalité dans l’héritage font partie de ces réflexions qui conduiront forcément le débat vers un argumentaire religieux. Les anachronismes législatifs dans le collimateur étant dans plusieurs cas en lien avec des dispositions coraniques, toucher au religieux qui imprègne la législation sera, pour la société tunisienne, une véritable lutte interne.

Dans des villages où, au nom d’un certain conservatisme qui n’est pas que d’ordre religieux, la femme continue de subir les affres du machisme du père, du frère et du mari, comment l’égalité entre frères et sœurs sera-t-elle perçue ? L’homosexuel qui ne sera plus dérangé par la loi cessera-t-il de l’être par son entourage ? Quand bien même cela sera instauré en loi, le projet de la Colibe sera-t-il appliqué ou demeurera-t-il une simple avancée théorique ?

Travailler sur l’humain

Le premier défi du rapport de la Colibe est de faire accepter le changement qu’il préconise par le législateur. Le challenge sera ensuite de le faire appliquer par la société. Autrement, il ne sera qu’une ligne de plus dans la carrière politique de son initiateur et un argument de gloire quasi bourguibien pour celui qui entend puiser dans l’héritage avant-gardiste du « père de la nation ».

Or, lorsque la Tunisie de Bourguiba avait esquissé ses premiers changements, cela s’était fait progressivement et avec les précautions nécessaires pour les faire accepter par une société qui leur était parfois réfractaire. En cette période d’après-révolution, le contexte social n’est pas le même, mais les freins sociaux risquent de l’être. Il semble que rien n’ait été fait pour agir là-dessus.

Il ne s’agira pas uniquement de travailler sur les lois, et c’est à la société civile tunisienne qu’incombera probablement le rôle le plus difficile : celui de travailler sur l’humain pour faire du modernisme non pas des lois inappliquées ou appliquées sans conviction, mais des évidences admises à l’unanimité, par toute une société ou presque.

Inès Oueslati est une journaliste tunisienne vivant à Tunis.