Rahel Gatachew est une lève-tôt. Chaque matin à 6 heures, cette ingénieure de 29 ans prend son petit déjeuner dans l’appartement familial d’Addis-Abeba, la capitale de l’Ethiopie, tout en conversant avec un « robot » pour apprendre le français. « J’ai juste besoin de mon portable, raconte-t-elle. Je réponds à de courtes questions, je répète des phrases, je reçois des images qui m’aident à mémoriser les mots nouveaux. »

Keberte Tsegaye, elle, vole du temps à sa pause déjeuner. Cette jeune médecin à l’hôpital public Alert d’Addis-Abeba, dont la langue maternelle est l’amharique, pratique une quinzaine de minutes chaque jour et « reprend après dîner si nécessaire », précise-t-elle. « Quand je réponds bien, je reçois des badges, sortes de médailles que je partage avec mes copines sur la messagerie. »

Croissance exponentielle

Keberte, tout comme Rahel, est devenue en quelques mois adepte de LangBot, un robot conversationnel imaginé pour convertir les usagers du système de messagerie instantanée Facebook Messenger – 1,3 milliard de personnes dans le monde – aux joies des cours de français. Lancée depuis Addis-Abeba en décembre 2017, l’application gratuite connaît une croissance exponentielle : plus de 800 nouveaux usagers chaque jour, 100 000 utilisateurs en quelques mois, dont 65 % de femmes.

« A notre grand étonnement, nos utilisateurs viennent majoritairement de l’étranger : des Philippines, d’Algérie, des Etats-Unis, d’Egypte, d’Inde, etc. C’est la prime aux premiers arrivés, comme aux débuts de l’App Store, commente Nathnael Gossaye, cofondateur de la start-up. Nous sommes encore peu nombreux sur Facebook Messenger à proposer de tels cours. »

Des Africains de plus en plus connectés

L’Afrique a définitivement basculé dans l’ère du mobile. « Le taux d’équipement avoisine désormais les 100 %, et dans de multiples endroits du continent le mobile est la seule façon de communiquer », constate Karim Koundi, associé chez Deloitte Afrique. Les Africains, de plus en plus habitués à être connectés en tout lieu et instantanément, plébiscitent le smartphone, dont l’essor est exponentiel. « Le nombre d’appareils, 350 millions actuellement, devrait doubler d’ici à 2020 », poursuit l’expert.

Tous les habitants du continent ne sont pas encore logés à la même enseigne. Les usages mobiles sont différents « entre les pays côtiers, où la qualité de connexion est meilleure et les prix des communications moins élevés, et les autres, tels le Tchad et le Niger, plus enclavés ; mais la différence diminue », analyse Karim Koundi. Désormais, selon lui, « 80 % du territoire habité » est désormais couvert par les réseaux de téléphonie mobile.

Les citoyens africains adoptent des habitudes similaires aux usagers des autres continents. « Pour se parler par portable interposé, ils utilisent de moins en mois la voix et préfèrent se connecter par des applications telles que Facebook Messenger, WhatsApp et Skype. » Une évolution dont les conséquences économiques sont directes : « Les opérateurs télécoms sont menacés de ne devenir que des fournisseurs de tuyaux. L’intelligence se déplace vers les services et les applications », note Karim Koundi. Les applications plébiscitées, Facebook Messenger, WhatsApp et Skype appartiennent, elles, respectivement à Facebook et Microsoft.

LangBot est né du cerveau de cet informaticien de 27 ans alors qu’il désespérait d’apprendre le français par les méthodes classiques. « J’ai essayé les classes bondées, les applications qui font mémoriser le vocabulaire, sans grande efficacité pour moi ! », se souvient-il. Ce codeur précoce, diplômé de l’université d’informatique d’Addis-Abeba, contacte alors Rémi Veyrier, diplômé en linguistique, qui travaille à l’Alliance française.

C’est l’expérience de ce binôme biculturel – le premier a développé une vingtaine d’applications pour le gouvernement éthiopien, le second est spécialisé dans l’apprentissage du « français langue étrangère » – qui va nourrir le projet LangBot et sa pédagogie interactive, très inspirée de l’univers des jeux.

Accélérateur sud-africain

« L’application répond à un manque réel en Ethiopie, estime Rémi Veyrier. Les opportunités professionnelles qui exigent de parler plusieurs langues sont nombreuses, mais les formations sont rares et chères. Quand aux applications en ligne, elles dépendent de l’accès à Internet, souvent onéreux et de mauvaise qualité. » Les usagers de LangBot n’ont, eux, besoin que d’une connexion 3G pour converser avec le robot.

Lauréats, à l’été 2017, du Bots for Messenger Developer Challenge organisé par Facebook pour le Moyen-Orient et l’Afrique, les créateurs ont eu accès, grâce à ce prix, à certaines fonctionnalités d’intelligence artificielle – traduction, reconnaissance vocale, etc. – déjà développées par de grandes plates-formes telles que Facebook ou Amazon.

Nathanaël Gossaye, cofondateur de Langbot, lors de la compétition d’innovation Seedstars. La start-up a remporté la finale éthiopienne le 22 août 2017. / Seedstars

Ils espèrent vendre cette approche à des écoles comme complément des cours et préparent un premier pilote en coconstruction avec l’Alliance française d’Addis-Abeba. Afin de consolider leur modèle économique, les deux entrepreneurs vont, à partir de juillet, intégrer le programme de cinq mois de l’accélérateur sud-africain Injini, spécialisé dans le secteur de l’éducation.

Sommaire de la série La créativité africaine dopée par l’intelligence artificielle

Le Monde Afrique propose une série de sept épisodes pour mieux comprendre les enjeux et usages autour de l’intelligence artificielle, à travers cinq histoires entrepreneuriales en Ethiopie, au Kenya, en Tunisie, au Nigeria et au Cameroun, ainsi que les interviews du mathématicien et député français Cédric Villani, auteur du récent rapport gouvernemental sur l’intelligence artificielle, et du chercheur guinéen Abdoulaye Baniré Diallo, lauréat du dernier Next Einstein Forum à Kigali, au Rwanda.

Episode 3 Apprendre le français avec son téléphone en buvant un café à Addis-Abeba, au Caire ou à Alger

Episode 2 Un robot pour répondre aux questions des futures mamans camerounaises

Episode 1 « Le risque de captation de valeur existe », décrypte Cédric Villani

Présentation La créativité africaine dopée par l’intelligence artificielle