Appelons ça une lubie journalistique, une tocade comme seule la Coupe du monde et la liberté offertes par ce blog les permettent. Nous avons voulu regarder un match du Mondial avec les marins de Kronstadt. Pourquoi ? Parce que les marins de Kronstadt sont une figure incontournable de la culture soviétique et russe, les acteurs d’une histoire tragique qui acquis le rang de mythe dans le monde entier.

A la pointe de la révolution d’Octobre en 1917, son « foyer le plus ardent », les marins de Kronstadt ont ensuite poussé l’utopie jusqu’à se révolter, en 1921, contre la dictature du pouvoir communiste, jusqu’à finir écrasés dans le sang. La ville de Kronstadt se situe à quelques encablures de Saint-Pétersbourg, où se déroulent sept matches du Mondial, et à l’heure où la Russie montre les crocs sur la scène internationale, il n’est pas inintéressant d’aller se frotter à la fameuse flotte de la Baltique.

Direction générale des marins de Kronstadt. / D.R.

Restait à savoir quel match viser. Le choix – fruit de contraintes logistiques autant que de recherches historiques poussées – s’est porté sur Suède-Corée du Sud, lundi 18 juin : l’île de Kotline, qui abrite la ville de Kronstadt, n’a-t-elle pas été arrachée aux Suédois au début du XVIIIe siècle, avant que Pierre le Grand n’en fasse une place forte verrouillant l’accès à sa capitale dans le golfe de Finlande ?

L’île est à une petite heure de route. C’est un taxi ouzbek qui nous y conduit. Un comble, pour rejoindre une île : l’Ouzbékistan, figurez-vous, est le seul pays enclavé de la planète voisinant uniquement avec des pays eux-mêmes enclavés (si l’on considère la mer Caspienne comme un lac, ce qui fait l’objet d’un débat ancien que nous ne trancherons pas ici).

En quittant Saint-Pétersbourg, Bobur, un prénom d’emprunt, nous a dit cette phrase que l’on aurait dit sortie droit d’un conte perse du Moyen-Âge : « Même dans mes rêves, je n’avais jamais vu une ville aussi belle que celle-là. » « Même à la télé », a-t-il ajouté, et le conte s’est effondré. Cela fait un an qu’il fait le taxi dans la capitale du nord, et il espère rentrer chez lui, dans la mythique ville de Khiva, anciennement Khorezm, d’ici quelques mois. En attendant, il envoie tous les mois de l’argent à sa femme et ses quatre enfants.

La soucoupe volante du Saint-Petersburg Stadium, retenu pour la Coupe du monde, depuis l’un des ponts marquant la sortie nord de Saint-Pétersbourg. / D.R.

Au pays, il avait un bon travail, comptable dans une grosse entreprise, mais il en a eu marre. Ou plutôt, il est parti se mettre au vert. « Comptable, en Ouzbékistan, ça veut dire truquer les comptes pour que les directeurs s’en mettent plein la poche. J’en ai profité aussi. Avec les pourcentages qu’ils me versaient, j’ai construit ma maison et acheté une voiture, mais je ne veux plus de ça. » En attendant, Bobur nous vante tour à tour la beauté de Siaint-Pétersbourg, le bon cœur de ses habitants, la douceur d’un repas pris à l’ombre dans un jardin ouzbek, et il finit par nous abandonner dans le centre de Kronstadt.

Si ce n’est les fortifications qui bordent son front de mer, la ville de Kronstadt est typique des cités soviétiques moyennes – 43 000 habitants recensés –, avec ses immeubles de cinq étages, les Khrouchtchevi, et ses larges rues arborées. Où trouver des marins, si ce n’est dans un bar ? Au café Forteresse (on comprend l’origine du nom), au café Brioche (on pense comprendre) ou à la Grosse Tortue (on sèche), chou blanc. Soit il n’ya pas de marin, soit il n’y a ni marin ni football.

Il faut donc descendre vers les quais Sud, qui bordent le parc Petrovski, là où dans notre souvenir sont amarrés les navires de la flotte russe de la Baltique. Nous étions venus il y a quinze ans. A l’époque, en plein hiver, les blocs de glace flottaient entre les bateaux militaires, la ville était grise et déprimante, mais au moins les marins couraient les rues.

Fierté militaire de génération en génération. Ici, un canon de 1943. / D.R.

Aujourd’hui, Kronstadt rayonne. L’île est devenue un haut lieu du tourisme de la région. Russes en premier lieu, attirés par son aura héroïque, mais aussi cars de touristes chinois qui y font un crochet. « Cela fait cinq ou six ans que les touristes viennent en masse », nous confirme une vendeuse de babioles qui officie devant la « cathédrale navale ». Dans sa boutique, les répliques de casquettes de marin voisinent avec les inévitables T-shirts décorés d’un Vladimir Poutine toujours viril. Fierté, nous voilà.

Touristes chinois inspectant la flotte russe de la Baltique. / D.R.

Les quais militaires sont fermés. Sauf le week-end, précisent les deux sentinelles qui en gardent l’entrée. Au moins tient-on deux marins. Et ils nous assurent que si si, la Coupe du monde les intéresse beaucoup. Alors pourquoi ne se ruent-ils pas dans les bars regarder Suède-Corée du Sud ?

– On a nos propres bars à bord !, rigolent les deux.
– Des bars !?
– Bon, des salles à manger...
– Avec la télévision ? De la bière ?
– Pas de bière, on ne boit pas.
– Un marin russe ne boit pas ?
– Ok, ça nous arrive. Mais quand on a une permission et qu’on veut sortir on va plutôt à Saint-Pétersbourg.

Nous tentons alors un dernier coup d’éclat :

– Vous ne voulez pas m’inviter à bord regarder Suède-Corée du Sud ?
– Et vous venez d’où comme ça ?
– De France.
– Mmmh... Si vous nous rendez les Mistral, peut-être qu’on vous invitera.

Sur ce constat d’échec, nous concluons par un échange de pronostics. Pour l’un la coupe est promise à la Russie, pour l’autre c’est le Portugal ou l’Espagne. Une affaire de puissances maritimes moyennes, en quelque sorte...

Les grilles barrant les quais de Kronstadt et nos espoirs. / D.R.

Peut-être en apprendrons-nous plus sur les inaccessibles marins au musée d’histoire de la ville. Celui-ci a été ouvert au milieu des années 1990, nous apprend Elena, 51 ans, qui en tient la billetterie. « Il n’y en avait pas besoin avant, puisque Kronstadt est restée une ville fermée jusqu’en 1996. » Ville fermée : autrement dit, présentant un intérêt stratégique tel que les étrangers y étaient interdits et les Russes admis seulement sur autorisation spéciale. Elena, elle, s’y est installée il y a seulement une dizaine d’années, et elle nous prévient que nous avons de la chance avec la météo, puisque « en 2017, il y a eu en tout onze jours de soleil ». Comme ailleurs, les usines ont fermé dans les années 1990, et surtout, la base militaire a peu à peu perdu en importance au profit d’autres situées sur le continent. C’est donc pour cela que nous n’avons vu que quatre navires amarrés sur les quais. Il y a quinze ans, ils étaient une bonne dizaine.

Aujourd’hui, les habitants travaillent pour l’essentiel à Saint-Pétersbourg. Ils n’ont jamais été attirés par la carrière maritime, nous dira plus tard l’un d’eux : salaires trop bas, trop de contraintes. A vrai dire, explique Roman, la ville a plutôt tendance à tourner le dos au golfe de Finlande et à ses eaux polluées.

Le musée est un bon exemple des contorsions historiographiques de la Russie contemporaine, qui passe de plus en plus sous silence les faces sombres de la période soviétique. La fondation de la forteresse par le tsar Pierre le Grand y est abondamment traitée, de même que la contribution des marins de Kronstadt à la révolution de 1917 ou leur résistance historique durant le blocus de Leningrad par les troupes allemandes (neuf cents jours, de 1941 à 1944). Mais alors même que le musée a été créé plusieurs années après la chute de l’Union soviétique, la révolte de 1921 y occupe deux modestes panneaux.

A l’époque, les marins avaient entraîné le reste de la population de l’île dans la constitution d’une Commune aux revendications démocratiques, réclamant un retour du pouvoir monopolisé par le Parti soviétique aux soviets. Inacceptable pour Petrograd, où Lénine et Trotski ordonnent une répression sanglante de la révolte et refusent toute négociation. L’Armée rouge donne l’assaut, et n’hésite pas à utiliser gaz asphyxiants et obus chimiques. En dix jours, la révolte est matée, au prix de plusieurs milliers de morts. Les survivants sont exécutés ou envoyés dans des camps.

Photographie présentant les « victimes de l’assaut sur Kronstadt », en 1921. / D.R.

De notre côté, en désespoir de cause, nous atterrissons au café Fart – la « chance » –, où un marin se cache bien dans un coin mais pour mieux chuchoter des mots doux au téléphone. Notre quête inaboutie nous a fait manquer le penalty de Granqvist – pas même un coup de canon... C’est finalement à la sortie du café que nous croisons notre premier marin en liberté. Kirill n’est pas bavard et plutôt pressé. Lui ne s’intéresse pas du tout au football, et quand bien même il s’y intéresserait, il n’a pas le temps de regarder les matches. « Nous avons trop de travail », glisse-t-il. Cette réponse nous a légèrement inquiétés, alors nous sommes retournés nous enfermer au Fart pour regarder la Belgique envahir le canal de Panama.