C’est une uchronie que le football français ne peut même pas envisager : que serait devenue la carrière de Zinédine Zidane si Laurent Blanc n’avait pas, à la 113è minute du match contre le Paraguay, inscrit le but en or offrant aux Bleus une place en quart de finale de la Coupe du monde 1998 ? Le numéro 10 aurait-il seulement eu sa place au panthéon du football français ? Le portrait géant serait-il resté accroché au bord de la Méditerranée, à Marseille ? Par cette reprise de volée trompant enfin José Luis Chilavert, « le Président » a en quelque sorte gracié Zinédine Zidane, permis son retour en jeu, la symphonie en finale, le contrat d’une vie avec Adidas et le Ballon d’or à Noël. Car sans ce but en or, Zidane aurait sans doute été désigné responsable de l’échec des Bleus dans leur Coupe du monde.

Après une entame réussie contre l’Afrique du Sud – il offre le premier but sur corner à son ami Christophe Dugarry –, le meneur de la Juventus Turin a fait montre de son inexpérience face à l’Arabie saoudite. Alors que les Bleus se dirigent vers une victoire tranquille au Stade de France, Zidane subit un tacle non maîtrisé du Saoudien Amin. Il n’hésite pas une seconde et s’essuie les crampons sur le haut de la cuisse du Saoudien. L’arbitre mexicain, Arturo Brizio, n’hésite pas non plus, fixe le meneur des Bleus et, le regard sévère, sort le carton rouge de la poche arrière de son short. Le regard fixe de Zidane marque soit le dédain, soit la compréhension subite des conséquences pour lui et l’équipe.

Sur le chemin de la ligne de touche, les marques d’affection des Bleus ne viennent pas. Lorsqu’il sort du terrain, il y a moins d’un mètre mais un océan entre Zidane, tête basse, et Jacquet, regard droit en direction du terrain. Le sélectionneur se défendra d’avoir affiché « (son) indifférence ou (sa) réprobation », mais rien n’oblige à croire l’histoire officielle de l’épopée des champions du monde.

La vérité est dans les documents d’époque, les images captées par la discrète caméra de Stéphane Meunier pour Les Yeux dans les Bleus, les propos à chaud de joueurs qui s’autorisent encore une pointe de franchise.

Il y a cette scène, culte, du retour de Zidane au vestiaire. Henri Emile, l’intendant des Bleus, qui entrouvre la porte du vestiaire pour dire « Henry a marqué » mais Zidane s’en fout, il enlève ses crampons, expire avec peine un « Aïe aïe aïe… ». Lorsque le vestiaire bleu beugle « la, lala, lala » sur l’air de I will survive, Zidane n’est déjà plus là.

Mondial 98 Les Yeux Dans les Bleus P3.0
Durée : 10:00

Le matin du match, Aimé Jacquet avait mis en garde son équipe, lors de la causerie à Clairefontaine. Plus particulièrement Zidane, déjà averti pour un geste d’agacement face à l’Afrique du Sud : « Attention, n’allons pas prendre un carton rouge, un carton bêtement comme tu en as pris un, ou comme on en a pris dans différents matchs. Vous nous pénalisez ! »

Le soir même, Jacquet n’épargne pas son leader, qu’il a déjà tant sermonné pour ses gestes d’énervement lors de matchs de préparation – contre le Maroc à Casablanca puis la Finlande à Helsinki, où il s’est déjà essuyé les crampons sur un adversaire. « Il faut savoir maîtriser ses impulsions. Quand on commet un geste regrettable, on doit s’attendre à le payer cher. »

« Je suis retombé involontairement sur le Saoudien »

Les piliers du vestiaire – Marcel Desailly, Laurent Blanc, Didier Deschamps – égratignent aussi le leader technique. Eux aussi l’avaient prévenu. En direct sur TF1, le capitaine arrose son coéquipier de la Juve : « Zinédine, c’est impardonnable. (…) On sait que c’est un joueur impulsif mais bon, il va nous condamner sur deux ou trois matchs, je pense qu’il va les prendre. Sachant l’importance qu’a Zidane dans notre jeu, c’est un atout important que l’on perd. » Deschamps parle de « réaction stupide », d’un geste qui va « nous pénaliser pour la suite ».

Dans l’esprit, on n’est pas si loin du fameux « crime contre l’équipe » prononcé cinq ans plus tôt par le sélectionneur Gérard Houllier contre David Ginola, après l’annulation des billets pour la World Cup 94. Blanc estime que Zidane pourrait mériter plus que deux matchs, compte tenu de son carton jaune au match précédent. Ce sera deux, finalement, et l’espoir d’un retour en quart de finale.

D’ici là, il faut que l’équipe n’explose pas. Attaqué dans la presse, Zidane répond dans la presse. A Deschamps, qu’il accuse de ne pas jouer son rôle de capitaine en l’enfonçant : « C’est pire que de la déception ». A Jacquet, « qui peut penser ce qu’il veut » mais surtout pas dire que le carton rouge est normal : « Je suis retombé involontairement sur le Saoudien, je n’ai donc pas commis de faute », assure Zidane, qui n’admettra sa réaction agressive que bien plus tard. La thèse de l’accident ne tenait pas vraiment pour un joueur qui cumulera douze cartons rouges pendant sa carrière.

Dans sa chambre, ce soir-là, Zidane a écouté du Pavarotti. Les jours suivants, il a vu grandir en lui, selon le récit de L’Equipe cette semaine-là, la détermination à gagner la Coupe du monde. Les autres ont vu un animal blessé, comme Philippe Bergeroo, qui raconte alors :

« Dans les jours qui ont suivi son expulsion, nous l’avons senti se replier sur lui-même, énormément, le remords l’avait envahi et vous connaissez Zizou : il ne parle pas beaucoup, il n’extériorise jamais, il faut sans cesse l’observer pour recueillir des informations, déduire de son rictus si ça va ou si ça ne va pas… Dans les trois jours qui ont précédé France-Paraguay, on l’a vu arriver comme enfermé dans sa peine. Dans le vestiaire avant les entraînements, il ne souriait plus, pas une fois. »

Face au Paraguay, Zidane reçoit l’autorisation de s’asseoir sur le banc, où le staff des Bleus ne reconnaît pas cet homme en transe, comme possédé à chaque action et qui bondit sur le terrain après le but en or, arrachant la pelouse de Bollaert par mottes entières pour les jeter par terre de rage. Jacquet, estomaqué : « Il a dû se dire : “maintenant, c’est à moi de jouer.” »

En cas d’élimination, Zidane avait, avec Jacquet, une bonne tête de coupable idéal. L’entraîneur s’était préparé à quitter la France pour vivre en paix. Zidane, lui, n’aurait pas perdu son talent ni l’amour de la Juve, qu’il venait de mener au titre de champion d’Italie et en finale de Ligue des champions. Mais son statut en France n’aurait sans doute pas été le même.