Traversée du Pacifique nord de Honolulu (Hawaï) à Portland (Oregon) via le Great-Pacifique-Garbage-Patch. « Tara » amarré au port d'Honolulu. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE

Quarante-huit heures de navigation et 250 milles nautiques couverts (environ 460 km) sur les 2 255 prévus jusqu’à Portland (Oregon)… Mardi 19 juin à 21 h 12, heure locale, Tara a quitté le quai 9 du port de Honolulu (Hawaï) pour faire route vers le Great Pacific Garbage Patch (GPGP).

Juste avant le départ avait eu lieu le briefing « vie à bord et sécurité » du capitaine Yohann « Yo » Mucherie et de son second Daniel « Dan » Cron. Un huis clos à treize, à ciel ouvert, sur un voilier de 36 mètres, ça s’organise. Les marins sont connus pour leur manie de faire des phrases et les maîtres de notre bord ne dérogent pas à cette règle.

Traversée du Pacifique nord de Honolulu (Hawaï) à Portland (Oregon) via le Great Pacifique Garbage Patch. Daniel Cron, second capitaine, prépare les cartes. / SAMUEL BOLLENDORFF / « LE MONDE »

Le menu de la « croisière » est copieux : tableau des tâches à bord – de la vaisselle à la corvée de toilettes sans oublier le service de table –, planning des quarts de nuit – le plus cauchemardesque, c’est le 3 heures-6 heures –, répartition dans les deux Zodiac de sauvetage en cas de naufrage, et essayage des combinaisons d’immersion orange. Aussi seyantes que flottantes, elles prolongeraient au mieux nos agonies respectives de quelques heures. Depuis notre départ, nous n’avons en effet croisé qu’une poignée d’oiseaux marins égarés, et nous ne reverrons la terre qu’aux environs du 8 juillet.

Le fait d’œuvrer pour la planète ne nous affranchit pas des paradoxes. Depuis le départ, Tara a le vent dans le nez – quand il y en a – ; aussi, malgré ses deux mâts gigantesques et ses 400 m² de surface potentielle de voilure, la goélette monte à l’assaut du gyre de plastiques… au moteur. Vacarme assourdissant et relents de gazole entre deux nuances de bleu – du ciel et de l’océan –, tel est notre lot.

Séparer le plancton du plastique

Pour les cinq scientifiques du bord, experts en plancton et en plastique, ça n’est donc pas la vie de paquebot. Les « manips » débutent à 7 h 30 pétantes. A encore trois jours de navigation du GPGP, des microplastiques se laissent déjà prendre à leurs filets.

Dolphin, HSN ou Manta ressemblent à des chaussettes géantes équipées d’un collecteur qu’on traîne en surface entre trente minutes et deux heures. Il faut l’aide de deux membres de l’équipage pour les immerger à l’arrière de Tara qui doit adapter sa vitesse entre 7 et 3 nœuds (13 et 5,5 km/h) pour assurer des prélèvements efficaces. On les remonte pour entamer un travail de bénédictin : séparer le plancton du plastique à l’aide d’une pince à épiler géante. A l’abri de cryotubes, ces petites choses seront ensuite stockées dans les congélateurs ou les réfrigérateurs de la cale avant.

Traversée du Pacifique nord de Honolulu (Hawaï) à Portland (Oregon) à travers le Great Pacifique Garbage Patch. Maria Luiza Pedrotti, spécialiste du plastique à l’Observatoire océanologique de Villefranche-sur-Mer, prépare son matériel. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE

Malgré le beau temps et la mer calme, Justine Jacquin, doctorante spécialiste de la dégradation des plastiques à l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), n’a même pas pu faire un de ces allers-retours entre le pont arrière et les flancs du navire. Le premier jour, à peine éveillée, cette Bretonne s’est mise à nourrir les poissons. Elle n’a repris des couleurs, une alimentation légère et une vie sociale que trente-six heures plus tard, pour célébrer l’été et la Fête de la musique.

Mélanie Billaud, la Niçoise, s’est rebiffée. A 21 ans, cette étudiante en master 1 sciences de la vie à Sophia-Antipolis, est actuellement en stage avec Maria Luiza Pedrotti, chercheuse en biologie marine au Laboratoire océanographique de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes) et cheffe de mission scientifique sur Tara. La benjamine du bord, qui doit son embarquement au désistement d’un chercheur senior, est bien décidée à vivre pleinement ce rêve éveillé. Jamais on n’avait vu quelqu’un plonger la tête dans un vilain seau marron puis le vider dans l’océan avec un sourire aussi radieux, avant de se remettre au travail comme si de rien n’était.

Daurade coryphène

Au coucher du soleil, Maria Luiza Pedrotti philosophait en briscard : « Il y a deux sortes de malades en mer, ceux qui sont “out” pour deux jours et qui n’y peuvent rien, et ceux qui, après avoir vomi, réussissent à vaquer à leurs occupations. »

J’appartiens donc à un troisième type, juste migraineuse et barbouillée, qui peine à remplir son office. Comment le photographe Samuel Bollendorff est-il aussi à l’aise sur l’eau ? Ses bracelets antinausée ou ses origines luxembourgeoises ?

Mon questionnement existentiel attendra. La ligne de pêche qui traîne dans l’eau à bâbord couine, provoquant un branle-bas de combat. Une daurade coryphène de taille à améliorer notre ordinaire – un mètre pour 5 kg – se débat au bout de l’hameçon. Jonathan « Jon » Lancelot, le chef-plongeur, porte l’estocade d’un coup de couteau expert à l’arête dorsale. Taillé en filet et mis en marinade, l’infortuné mahi-mahi – comme on l’appelle dans ce coin du Pacifique – figure déjà au menu du déjeuner du lendemain.