A vous qui vous êtes laissé attirer par ce titre aguicheur, nous sommes obligés de l’avouer d’emblée : cette phrase n’a pas été prononcée par nos amis d’un jour, les membres du collectif d’artistes Koldukhi, sis à Saint-Pétersbourg, capitale éternelle de la culture russe. C’est en fait encore pire : « Je m’en fous tellement du football, que je serais bien incapable d’avoir un avis aussi tranché, explique Nikolaï Kopeïkine, tatouages et physique de stoppeur. Et pourtant je suis officiellement un “ami du Zénith Saint-Pétersbourg” ! »

L’anecdote vaut son pesant de cacahuètes. Nikolaï, peintre potache et néanmoins reconnu de la scène alternative pétersbourgeoise, s’est vu solliciter par le club de football local. Lassé des accusations incessantes de racisme, celui-ci avait une commande très précise pour le peintre : réaliser un Pouchkine noir (le poète avait bel et bien un ancêtre africain) que le club pourrait exposer. « Après, ils n’ont pas arrêté de m’inviter à leurs matchs, raconte Kopeïkine. J’y ai été une fois. J’étais seul, il pleuvait, je ne comprenais rien… Je n’y suis jamais retourné ! »

Nikolaï Kopeïkine avec le seul véritable groin de cochon de la galerie. / D.R.

Alors pourquoi ce titre, commencez-vous à vous impatienter ? « Le football, c’est de la merde » est le nom de l’exposition temporaire accueillie dans la galerie du collectif, galerie gracieusement appelée Svinoe Rylo. Traduction : le « groin de cochon », un nom inspiré d’une œuvre de Gogol. L’exposition occupe une petite pièce de la galerie, située sur le quai Fontanka. Les œuvres exposées ont été réalisées par des invités, des artistes moscovites. Footballeurs aux mines patibulaires, détournements des affiches du Mondial, babouchkas tâtant le ballon, Maradona vendu aux enchères… ou encore préservatifs accrochés à un fil à linge, œuvre titrée Onze capotes (qui peut également se traduire, en russe, par « débiles »).

Royaume du « mult-realizm »

Andreï Kagadiev voisine avec « Onze capotes ». / D.R.

Dans un coin, on trouve aussi un portrait d’Alexander Kerzhakov, joueur mythique du Zénith, à la figure gribouillée. « Nous n’aimons pas, comme dans l’art contemporain, les œuvres qui demandent une explication de 30 lignes, mais là il faut expliquer, intervient Nikolaï Kopeïkine. Kerzhakov avait pour habitude d’expliquer après les matchs que lui et son équipe avaient fait de leur mieux. Eh bien… l’artiste aussi a fait de son mieux pour le peindre… »

Nikolaï Vassiliev, tee-shirt du groupe « NOM » sur les épaules, voisine avec Alexandre Kerzhakov, en bas à droite. / D.R.

Ce ne sont pas les membres du collectif Koldukhi – contraction de deux mots signifiant « artistes de sorcellerie » – qui ont choisi le thème de l’exposition. Mais ils pourraient y souscrire : pas un n’a regardé une minute du Mondial. « Ma mère de 86 ans m’appelle quand la Russie marque un but, donc je suis au courant qu’il y en a eu quelques-uns ces derniers temps », rigole Andreï Kagadiev, 56 ans. « On est des vieux punks, des internationalistes et des antifascistes, complète Nikolaï Kopeïkine, le foot, ce n’est pas vraiment notre truc. » L’une des œuvres exposées en permanence, réalisée par un autre membre du collectif pétersbourgeois, pourrait d’ailleurs trouver sans problème sa place dans l’exposition : on y voit deux Arabes en turban lancer un « bonjour Natacha », le prénom fantasmé associé à toutes les Russes.

« Bonjour Natacha », oeuvre de Pavlik Lemtyboj. / D.R.

« Les Moscovites pensaient peut-être faire un bon coup, une provocation. Mais ça ne dérange personne, les footeux, ce n’est pas notre public, constate Nikolaï, 52 ans. Nous, on aime bien représenter Poutine de toutes les façons possibles, mais il n’est jamais venu, alors on se dit aussi que ça ne gêne personne. »

Le collectif Koldukhi, qui regroupe une dizaine d’hommes – « ça fait enrager les féministes, mais ici c’est comme un bateau, on n’accepte pas les femmes. Elles ont un regard différent du nôtre » – s’attaque régulièrement aux thèmes d’actualité : les cent ans de la Révolution, les 200 ans de la naissance de Karl Marx, le blocus de Leningrad, la guerre en Ukraine (« on n’est pas d’accord entre nous mais on arrive à ne pas se taper dessus »)…

Karl Marx, représenté ici sortant de chez le coiffeur par Andreï Kagadiev, vous salue. / D.R.

Le Svinoe Rylo est le royaume du « mult-realizm », un mot inventé par les artistes qui évoque « une façon de représenter le monde inspirée des dessins animés ». Le collectif ne se cantonne d’ailleurs pas aux arts graphiques : la plupart de ses membres appartiennent au groupe de rock teinté d’absurde NOM, et plusieurs d’entre eux réalisent des films tout aussi inspirés – dernière œuvre en date : Fantômas enlève son masque.

Humour potache

Le collectif entend mettre ses pas dans deux traditions, celle du surréalisme pétersbourgeois des années 1920, rapidement réprimé par le pouvoir soviétique, et celle, plus générale et très russe, d’un attachement à une forme d’humour potache et ironique. Cette forme d’art est difficilement accessible aux étrangers : elle emprunte beaucoup au folklore russe et se délecte de jeux de mots, alterne entre le joyeux déglingué et le sombre désespéré – « on prive les hommes des dernières miettes de leurs illusions », proclame le manifeste des Koldukhi.

Si les Moscovites ont certes été invités à proclamer leur rejet du football, la galerie s’inscrit bel et bien dans une tradition pétersbourgeoise source de fierté. « Ici, la jeunesse connaît la culture, joue de la guitare, avance Andreï Kagadiev. A Moscou, tout le monde est trop occupé à bâtir des plans sur dix ans… Les seuls qui se préoccupent de l’art sont les femmes d’oligarques, c’est pour elles un hobby. » Quant au football, il change un peu le visage de leur ville, constatent les artistes avec amusement. Mais ça passera. « C’est comme le soleil, ça ne dure jamais longtemps ici. »