A Diyarbakir, lors des élections turques du 24 juin. / SERTAC KAYAR / REUTERS

Dans la cour de récréation de l’école Çelebi Eser, dans la ville de Diyarbakir (au sud-est de la Turquie, non loin de la frontière syrienne), les électeurs qui entrent et sortent en files continues dimanche matin n’ont pas un regard pour l’imposant blindé sombre des forces spéciales de la police. La présence de ce véhicule à tourelle mitrailleuse garé à proximité du terrain de jeu est devenue un trait habituel des journées électorales depuis la reprise des violences dans le sud-est à majorité kurde de la Turquie. Les habitants du quartier ont beau l’ignorer, sa présence incarne pour beaucoup l’ordre autoritaire imposé par Ankara dans les régions kurdes du pays, au nom de la lutte contre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

« Voilà comment l’Etat impose sa pression sur nous, par la peur », dénonce un électeur en évoquant le blindé. Comme 59 millions de Turcs, il doit se prononcer, dimanche, pour le premier tour de l’élection présidentielle, ainsi que pour le tour unique des élections législatives. Des scrutins aux enjeux inédits pour le régime du président Erdogan et son parti l’AKP, confrontés à une opposition ragaillardie.

Fonctionnaire, cet électeur souhaite conserver l’anonymat par peur de perdre son emploi, mais explique son état d’esprit : « L’Etat a créé un climat de peur. Les maires que nous avons élus dans les régions kurdes ont été démis de leurs fonctions, remplacés par des administrateurs. C’est la peur et l’injustice qui règnent. Cette élection est notre chance de dire non, de chasser Erdogan le dictateur. » Pour lui comme pour la grande majorité des habitants des régions kurdes de Turquie, faire barrage au président turc et sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), c’est voter pour le Parti démocratique des peuples (HDP), issu du mouvement kurde.

« Confiance brisée »

Si cette bataille électorale se tient en marge du scrutin, son issue aura un impact pour toute la Turquie. Historiquement, le HDP arrive en tête des suffrages dans le Sud-Est, et l’AKP, qui dispose de l’appui des Kurdes conservateurs, occupe la deuxième position. Or pour être représenté au Parlement, le HDP doit franchir le seuil des 10 % des voix à l’échelle nationale. Si le HDP ne remplit pas ce critère, les votes de ses électeurs ne seront pas pris en compte, et l’AKP obtiendra l’ensemble des sièges des circonscriptions à majorité kurde, même s’il n’y aura pas obtenu localement la majorité des voix. La composition de la prochaine législature dépendra donc de la capacité du HDP à mobiliser sa base dans le sud-est de la Turquie afin d’atteindre ce seuil électoral singulièrement élevé à l’échelle du pays.

En cette matinée de scrutin, les responsables du HDP paraissent confiants quant à leur capacité à dépasser le score fatidique des 10 %. « Ce matin commence la chute du régime dictatorial d’Erdogan », veut croire Imam Tascier, parlementaire du HDP venu voter tôt le matin dans une école d’un quartier huppé de Diyarbakir. « Le barrage ne sera pas un problème pour le HDP. Les électeurs kurdes sont déterminés », selon lui.

A Diyarbakir, dans un bureau de vote, le 24 juin. / SERTAC KAYAR / REUTERS

Le mouvement kurde part pourtant de loin. Arrivé à un score historique de 13,5 % aux élections législatives de juin 2015, le HDP a subi un affaiblissement considérable au cours des années qui ont suivi. La reprise des affrontements entre les combattants du PKK, la branche armée du mouvement kurde, et les forces de sécurité turques dans plusieurs localités du sud-est du pays lui ont fait perdre la confiance d’une partie de son électorat. Les structures militaires du PKK s’étaient alors lancées dans une stratégie insurrectionnelle vouée à l’échec, et écrasée dans le sang par Ankara.

Au printemps 2016, les combattants kurdes étaient vaincus et l’Etat reprenait le Sud-Est d’une main de fer. La stratégie de guerre urbaine lancée par le mouvement kurde s’était traduite entre-temps par des destructions massives et des pertes humaines qui ont affecté le cœur de l’électorat du HDP. « La guerre a éloigné les Kurdes de notre parti, les gens étaient déçus et en colère, la confiance était brisée », confiait une responsable élue du mouvement kurde au Monde à quelques jours des élections.

Un leader emprisonné

Le HDP a ensuite subi de plein fouet la reconquête politique menée par l’Etat turc dans le sud-est kurde dans le sillage de sa victoire militaire contre le PKK. Les municipalités acquises au mouvement kurde étaient reprises en main par des administrateurs gouvernementaux, tandis que les structures associatives qui lui permettaient d’encadrer la société civile étaient dissoutes, et ses militants arrêtés massivement.

Alors que ces élections anticipées ont été organisées pour offrir une victoire confortable à Erdogan, elles ont aussi donné l’occasion au mouvement kurde de relever la tête. En détention préventive depuis novembre 2016, son leader, Salahatin Demirtas, qui est aussi depuis sa cellule le candidat à la présidentielle du HDP, suscite une sympathie et une adhésion qui va bien au-delà de la base militante la plus active du mouvement kurde. La simplicité de son discours et de ses manières, son charisme personnel et sa position de victime d’une répression considérée comme injuste jusque chez certains partisans de l’AKP a galvanisé l’électorat kurde en faveur de son parti.

La femme de Salahatin Demirtas lors des élections à Diyarbakir, le 24 juin. / AP

Et parmi les conservateurs kurdes qui lui ont longtemps été acquis, le parti de Recep Tayyip Erdogan serait en perte de vitesse. « L’AKP a beaucoup apporté aux Kurdes au départ. Erdogan a reconnu lors de ses premiers mandats l’existence d’un conflit kurde. Mais quand il s’est rendu compte que son ouverture kurde ne lui apporterait rien, il s’est rapproché des nationalistes ! C’est un opportuniste et il a perdu le soutien de beaucoup de Kurdes depuis les dernières élections », regrette Ibrahim Halil Aksakal, vivant à Diyarbakir. Alors qu’il a voté au cours des quinze dernières années pour l’AKP, ce professeur de sciences religieuses votera dimanche pour un petit parti islamiste kurde, le Hüda Par.

« L’AKP est plus que jamais en mauvaise position dans les régions kurdes », explique un sympathisant de Recep Tayyip Erdogan à Diyarbakir. Selon lui, les rivalités personnelles qui opposent les caciques du parti dans le sud-est de la Turquie et les faiblesses des structures locales de la formation de Recep Tayyip Erdogan, fondées en premier lieu sur des réseaux de clientèle et sur des intérêts privés, ont sclérosé la machine partisane.

« Les cadres de l’AKP pensaient que le retour en force de l’Etat dans le Sud-Est leur garantirait une position de force sans qu’ils aient à se fatiguer. Ils se sont trompés, admet un autre membre kurde de l’AKP à Diyarbakir : L’AKP contrôle l’Etat. Après la guerre, on avait une très bonne opportunité à saisir en reconstruisant sérieusement la région. Mais le gouvernement ne l’a pas saisie. »

Soupçons de fraudes

Le scrutin de ce dimanche se déroule dans le contexte d’un conflit armé et des mesures exceptionnelles sont appliquées. Dans un rapport préparatoire du 15 juin, l’OSCE, qui a déployé plusieurs équipes dans les régions kurdes de Turquie, a averti des conséquences négatives que cet état d’exception pourrait avoir sur le scrutin selon plusieurs de ses interlocuteurs. Environ 144 000 électeurs sont ainsi concernés par le déplacement ou la fusion de leurs bureaux de votes dans plusieurs provinces du Sud-Est, une mesure considérée par le mouvement kurde comme visant à limiter la participation des électeurs du HDP dans ses bastions électoraux.

Le barreau de Diyarbakir, dont les équipes sillonnent la région, estime cependant que les risques d’irrégularité seraient limités, bien que des incidents ponctuels aient été enregistrés dans des localités acquises au pouvoir. De l’aveu même d’un responsable local du parti au pouvoir, désabusé par la déshérence de sa formation politique dans les régions kurdes, les pressions directes sur les électeurs sont monnaie courante. « L’AKP contrôle la police, les administrations publiques. L’Etat est à nous. C’est facile pour nous d’influencer le vote des gens. Par exemple : il suffit qu’un directeur d’administration demande aux fonctionnaires qui sont sous son autorité de voter pour AKP et de le prouver pour qu’ils le fassent, de peur de perdre leur emploi. Même un membre important du parti au niveau de la province peut le faire directement », indiquait ce cadre de l’AKP au Monde la veille du scrutin.

Au cours de la journée de vote, dimanche, plusieurs habitants de la localité kurde de Suruç ont ainsi déclaré au Monde avoir été témoins d’intimidations violentes et de tentatives de bourrage d’urnes de la part de proches d’un candidat local de l’AKP aux élections législatives. Saisi, le Conseil électoral suprême a indiqué qu’une enquête avait été lancée.