Des militantes pro-Erdogan, le 19 juin à Istanbul. / ARIS MESSINIS / AFP

Au cours d’un tchat, lundi 25 juin, Marie Jégo, correspondante du Monde en Turquie, a répondu aux questions sur la réélection, dès le premier tour, de Recep Tayyip Erdogan à la présidence du pays.

Anonyme : Est-ce une victoire écrasante pour Erdogan ? Quid de l’opposant Muharrem Ince – j’avais compris qu’il était un sérieux challenger…

Marie Jégo : Pas écrasante, car le score de son parti est inférieur de 7 % à celui des législatives de novembre 2015. Toutefois, c’est une victoire pour Erdogan, qui a su conserver la confiance des électeurs. Il faut y voir l’aboutissement du système qu’il a mis en place ces quinze dernières années, un régime présidentiel personnifié, voire dynastique, le Parti de la justice et du développement (AKP) étant centré désormais sur sa personne.

Ince a fait un bon score (31 %) mais il n’a pas été à la hauteur des attentes suscitées par sa campagne. Par ailleurs, Recep Tayyip Erdogan a bénéficié d’une couverture télévisée exclusive (180 heures d’audience contre 37 pour M. Ince) et des ressources de l’Etat.

Manon : Quelles sont les mesures qu’Erdogan est susceptible de prendre en premier, maintenant qu’il détient l’hyperpresidence ?

Marie Jégo : En premier lieu, il va créer son gouvernement (13 ministres au lieu de 26 actuellement). Lui seul choisira ses ministres et ses vice-présidents, le Parlement ne sera pas consulté. La fonction de premier ministre est supprimée. Erdogan va concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Il décidera, comme il l’a répété plusieurs fois pendant sa campagne, de la politique monétaire du pays. Cette perspective est un chiffon rouge pour les investisseurs. Ils craignent que la Banque centrale ne perde son indépendance et que la politique monétaire non orthodoxe voulue par le numéro un ne plonge le pays plus avant dans la récession. La croissance est là (7,4 % en 2017) mais les déséquilibres budgétaires, l’endettement des entreprises du secteur privé et la dépréciation constante de la monnaie locale, la livre turque, n’incitent pas à l’optimisme. Lundi, la devise s’est appréciée de 2 % par rapport au dollar, mais cette embellie sera de courte durée.

John : Vivant à Istanbul, j’ai pu constater des personnes attendant jusqu’à plus de minuit devant les camions censés transporter les bulletins depuis leur bureau de vote jusqu’à la Cour suprême, pour que ceux-ci ne « disparaissent » pas. Pensez-vous que le nombre de fraudes est « négligeable » ?

Marie Jégo : Il est trop tôt pour mesurer l’ampleur des fraudes, des intimidations, des violences. On en saura plus très bientôt. Les observateurs, ceux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) notamment, vont rendre leur rapport. Des irrégularités ont bien été recensées dans la région d’Urfa, non loin de la frontière syrienne. Toutefois, les fraudes n’ont probablement pas été massives sinon, l’opposition, qui avait de très nombreux observateurs comme vous le soulignez, aurait réagi. Or elle a accepté les résultats. Il est intéressant de constater que la désaffection des électeurs, palpable lorsqu’on parle avec eux, y compris ceux qui disaient donner leur voix à Erdogan et à l’AKP, s’est exprimée envers le parti (– 7%) mais pas envers le président. On peut donc en conclure que le système qu’il a créé, celui d’un pouvoir très personnifié, est abouti. Abouti aussi parce qu’il a mis tous les rouages de l’Etat à son service. Ainsi à Samsun, ville des bords de la mer Noire, on a vu le préfet (kaymakam) tenir le micro du candidat AKP, qui faisait campagne pour la députation.

Gabin Bertrand : Le Parti d’action nationaliste (MHP), parti allié à l’AKP, dont une importante partie de la base et des cadres avaient rejoint le parti nouvellement créé, Le Bon Parti, de Meral Akşener, obtient un résultat bien plus élevé que les analystes ne le prévoyaient. Est-ce la surprise de ces élections, et comment pourrions-nous expliquer les meilleurs résultats du MPH que du Bon Parti ?

Marie Jégo : Vous avez raison, le bon score du MHP est la surprise de ces élections. Ce parti ultranationaliste, allié à l’AKP, n’a même pas vraiment fait campagne. Son chef, Devlet Bahçeli, n’a pas brillé par ses meetings alors que Meral Aksener, une dissidente du MHP, qui a fondé Le Bon Parti à l’automne 2017, s’est éreintée à galvaniser les électeurs lors de ses meetings, plutôt bien suivis. C’est un échec pour Meral Aksener, la « Dame de fer », une ancienne ministre de l’intérieur qui pensait chasser sur les terres de l’électorat nationaliste. Son alliance avec le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) lui a peut-être coûté des voix. En général, le MHP, chantre de la « turcité », est connu pour ses vues antikurdes. Comme le CHP a fait des pas vers l’électorat prokurde – Muharrem Ince est allé rendre visite à Selahattin Demirtas, le leader kurde emprisonné – et que Meral Aksener, sans trop évoquer le problème kurde pendant ses meetings, a esquissé une ouverture elle aussi en direction des Kurdes, l’électorat nationaliste ne l’a pas suivie. Selon certains analystes, Le Bon Parti a plutôt capté les voix de l’électorat CHP.

Hebert : Qu’est-ce que cela va changer pour les Syriens dans l’est de la Turquie ? Et pour les Kurdes en Syrie ?

Marie Jégo : Le thème des réfugiés syriens était très présent dans la campagne. Les opposants Ince et Aksener ont promis de les renvoyer chez eux au plus vite. Ensuite Erdogan lui-même a marché sur les traces de l’opposition, disant que les réfugiés finiraient par rentrer. Les Syriens sont considérés comme des “hôtes” par la population turque, pour qui cette notion est sacrée. Toutefois, il y a une lassitude car la présence de plus de 3 millions de personnes est un fardeau. Les Turcs se plaignent souvent du prix des loyers, en augmentation constante du fait d’une forte demande alimentée par les réfugiés. Ils disent aussi que le prix du travail non qualifié a baissé. L’argent versé par l’Union européenne aux réfugiés avec un système de cartes bancaires fait des envieux.

Philippe : Quelles relations à venir entre la Turquie et l’Europe (et le reste du monde) ? Merci.

Marie Jégo : Elles resteront difficiles. Revigoré par ses pouvoirs élargis, Recep Tayyip Erdogan ne risque pas de mettre fin de sitôt à sa rhétorique agressive envers ses voisins et ses partenaires. Parmi ses électeurs, nombreux sont ceux qui disent avoir voté pour lui pour empêcher sa chute, et celle de la Turquie à laquelle il s’identifie, espérée par les Occidentaux.

Étienne : On nous parle d’hyperprésident, mais la nouvelle Constitution turque donne-t-elle autant de pouvoirs au président que la Constitution française ?

Marie Jégo : Bien plus. Avec le nouveau système, plus de premier ministre, le rôle du Parlement est réduit à la portion congrue et l’institution judiciaire est entre les mains du président et de son parti, qui nomment les hauts magistrats. M. Erdogan est le chef de l’Etat, le commandant en chef des armées, le chef de l’exécutif, le président du parti AKP. Les contre-pouvoirs ne sont plus là. La justice n’est pas indépendante, les médias sont à 90 % sous la coupe du parti au pouvoir et de son chef.