Un professeur d’islam montre sur son téléphone une vidéo, dans laquelle on voit, selon ses dires, les corps de Rohingya tués par l’armée birmane en août 2017. / MOHAMMAD PONIR HOSSAIN / REUTERS

Une longue enquête de l’agence Reuters et une étude approfondie de l’ONG de défense des droits de l’homme Amnesty International (AI) apportent une lumière inédite sur la chaîne de commandement et les unités de l’armée birmane qui ont mené à partir de l’été 2017 une vague de répression d’une ampleur inédite contre les Rohingya.

L’ONU a qualifié les massacres, viols, incendies de villages et autres violences perpétrés contre cette minorité musulmane d’« exemple même du nettoyage ethnique ». Plus de 700 000 personnes ont depuis fui la Birmanie pour se réfugier au Bangladesh voisin, soit plus de 80 % de la population rohingya qui vivait au début de l’été dernier dans le nord de l’Arakan.

Les nouveaux travaux, publiés l’un mardi 26 juin par Reuters et mercredi 27 par Amnesty, montrent comment des unités connues pour leur particulière brutalité lors de campagnes précédentes dans des régions en proie à des insurrections armées, en particulier dans l’Etat Kachin dans le Nord birman, ont été envoyées dès le début du mois d’août 2017 à Arakan, où vivaient les Rohingya auxquels le pays refuse la citoyenneté.

« S’ils sont bengalis, ils seront tués »

Des centaines de soldats de deux groupes d’infanterie légère, les 33e et 99e divisions, avaient été déployés au moins deux semaines avant que ne débute le massacre de ceux que les Birmans qualifient de « Bengalis », les assimilant à des étrangers. Ainsi, l’agence Reuters a-t-elle trouvé des posts sur Facebook d’un lieutenant, Kyi Nyan Lynn, prenant l’avion puis atterrissant à Sittwe, la capitale régionale, le 10 août. « Ecrase les kalar, l’ami », commente un des contacts du soldat, en référence au surnom péjoratif donné aux Rohingya. « Je le ferai », répond-il. « S’ils sont bengalis, ils seront tués » écrit le soldat de 24 ans, le lendemain.

Les éléments récoltés tendent à confirmer l’envoi d’importants renforts dans la région, et donc l’intention du commandement d’y augmenter les opérations militaires. Le gouvernement civil, dont la plus importante figure est la prix Nobel Aung San Suu Kyi même si elle n’a aucun contrôle sur l’armée, précisait alors que ces renforts visaient à apporter « paix, stabilité et sécurité ».

Ces renforts visaient à apporter « paix, stabilité et sécurité ».

La zone était déjà sous tension après une attaque en octobre 2016 d’une nouvelle guérilla disant défendre la cause de la minorité musulmane, l’Armée du Salut des Rohingya de l’Arakan (ARSA). Une hypothèse est que les renforts ont été envoyés dans la région en réponse à plusieurs cas de disparition de membres de l’ethnie bouddhiste locale, les Rakhine, qui s’étaient aventurés sur les collines ou dans la forêt et pourraient avoir été tués par des insurgés de l’ARSA – le conditionnel est d’usage ici non pas pour minimiser les attaques de ce groupe mais parce qu’aucun témoin direct de ces faits n’a été identifié, les corps étant retrouvés plus tard.

Amnesty a recueilli le témoignage de 23 hommes adultes et deux adolescents rohingya qui ont été torturés dans le courant du mois d’août par l’armée birmane, pour tenter de leur faire cracher des informations sur les membres de cette guérilla. A la station des forces garde-frontière de Taung Bazar, les barbes des musulmans sont brûlées. Dans un village du township de Rathedaung, ce sont leurs parties génitales. Ils ne sont libérés qu’après versement d’un lourd pot-de-vin.

Villages incendiés, femmes violées

Autour du 20 août, un chef de la 33e division rassemble des responsables de villages rohingya des alentours dans la commune de Chut Pyin et menace s’ils font quoi que ce soit de « mal » ou s’il y a la moindre activité de l’ARSA dans les environs, de tirer directement sur les Rohingya, sans distinction, selon Amnesty. « Nous nous sommes très mal comportés dans l’état Kachin – et ce sont des citoyens. Vous n’êtes pas des citoyens, donc vous pouvez imaginer ce que ce sera » déclare à cette même occasion un responsable militaire, cité par Reuters.

Dans la commune d’Inn Din, un chef militaire détaille, selon un enregistrement obtenu par Amnesty : « Nous avons ordre de brûler le village dans son intégralité s’il y a le moindre désordre. Si vous les villageois ne restez pas tranquilles, nous détruirons tout. Nous commençons l’opération. Si vous restez calmes, il n’y aura pas de problème. Sinon, vous serez tous en danger. » A Taungpyoletwea, à la frontière avec le Bangladesh, un commandant de la 99e explique : « si nous trouvons des terroristes, nous réduirons votre village en cendres. Vous n’aurez pas de générations futures », selon Reuters.

Intervient alors l’attaque du 25 août, qui sera un déclencheur : au milieu de la nuit, une trentaine de postes de police et stations de garde-frontière sont la cible d’assaillants d’ARSA, quelques-uns munis de fusils mais pour la plupart de machettes, couteaux, et bâtons. L’armée fera état de douze membres des forces de sécurité et 59 insurgés tués. Cette attaque donne la justification à la vague répressive, au moment où la 33e avançait à l’est et la 99e à l’ouest de la chaîne montagneuse Mayu, où se seraient dissimulés les membres de la guérilla.

L’armée birmane se déchaîne. Des villages sont incendiés dès le lever du jour le 25 août. A Chut Pyin où était la 33e, le 27 août, les soldats tirent sur les hommes puis emmènent les femmes dans l’école où elles sont violées : au moins 200 personnes sont tuées dans ce village ce jour-là. Trois jours plus tard, le 30 août, dans le village de Min Gyi, les soldats de la 99e séparent les hommes des femmes et enfants sur la berge de la rivière. Les premiers sont tués, par balle ou à la machette, les femmes sont forcées à observer le massacre de leurs époux puis sont violées, ont la gorge tranchée ou sont abattues à coups de crosses. Plus de 200 personnes y sont tuées. Les survivants fuient, le mot se répand vite dans les villages rohingya, bientôt brûlés à leur tour.

Le chef de l’état-major épargné

L’Union européenne a imposé lundi 25 juin des sanctions contre sept militaires birmans, dont les commandants des 33e et 99e divisions ainsi que le général à la tête du Bureau des opérations spéciales numéro 3, qui supervisait le commandement occidental du Myanmar, nom officiel du pays. Ils sont désormais interdits de voyage dans l’UE et leurs avoirs en Europe sont gelés, si toutefois ils en avaient.

L’UE s’est en revanche gardée de cibler directement le chef d’état-major, Min Aung Hlaing, qui avait été reçu à Bruxelles en novembre 2016 par la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, à l’heure où il s’agissait encore d’accompagner l’ouverture birmane.

Min Aung Hlaing avait rencontré les responsables de l’ethnie bouddhiste locale révoltée contre la présence des musulmans seulement quelques jours avant les déploiements de troupes, mouvements sur lesquels il a le dernier mot, selon un expert birman cité par Reuters. Puis il avait déclaré, le 1er septembre 2017, soit six jours après le début du nettoyage ethnique : « Le problème bengali (traînant) de longue date était devenu un travail inachevé », et s’était rendu dans la région le 19 septembre 2017.

Recevant les envoyés du Conseil de sécurité des Nations unies le 30 avril 2018, Min Aung Hlaing leur a expliqué, selon son compte Facebook, que les « incidents » en question sont une « affaire interne » et que « la communauté internationale est intervenue parce que la question est exagérée ».