Kylian Mbappé lors du match face au Danemark, le 26 juin. / FRANCK FIFE / AFP

« En fin de match, ils ne viennent pas. On ne va pas aller les chercher non plus. » Quelques secondes après la fin d’une rencontre sans but face au Danemark, au moment de son passage rituel au micro de TF1, Didier Deschamps lâche, sous forme d’évidence, ce qui n’en est pas forcément une. L’objectif, terminer premier et éviter un quart de tableau très relevé (Croatie, Espagne), était effectivement rempli si le score restait à 0-0. Et se découvrir pour marquer un but anecdotique au classement, c’était aussi risquer d’en encaisser un. Mais il y a derrière ce discours le reflet d’une philosophie de jeu prudente, basée sur le conservatisme et la limitation des risques. Une idée du football qui, si l’adversaire refuse de jouer le jeu, c’est-à-dire essaye de construire ses actions, offre une situation de statu quo. Peut-on abattre un mur avec une fourchette ?

On dit de Didier Deschamps qu’il est pragmatique, associant alors le pragmatisme avec la défense, comme si le choix le plus rationnel au début d’un match était systématiquement de ne pas prendre de buts plutôt que d’essayer d’en marquer. Comme si aller de l’avant représentait un quitte ou double permanent bien plus risqué que l’attente. Après tout, tant qu’on n’encaisse pas, on ne peut pas perdre – au pire risque-t-on d’être éliminé aux tirs au but… Le raisonnement se tient, et c’est celui-là qui a guidé Fernando Santos en 2016. Après avoir débuté avec ambition mais sans résultats probants faute de solidité défensive, le sélectionneur amena le Portugal au titre en densifiant son milieu et en calmant les ardeurs offensives de ses latéraux. « La beauté et la laideur sont des concepts subjectifs, confia-t-il ensuite à El Pais. Tout dépend des yeux qui regardent. »

Le demi-espace, élément essentiel de la phase d’attaque placée

Mais on peut prendre le problème à l’envers : n’est-ce pas en prenant le jeu en main, en attaquant pour ne pas avoir à défendre et emballer des matchs où leur talent offensif faisait la différence, que l’Ajax des années 70, le Milan de Sacchi ou le Barça de Cruyff décrochèrent de nombreux titres ? N’est-ce pas en marchant dans les traces du Barça de Guardiola que l’Espagne domina le monde six ans durant ?

Pep Guardiola, venons-y. Lui qui, dans une interview à SFR Sport, lâcha « je ne connais personne de plus pragmatique que moi », théorise que sa façon de jouer est la plus propice pour gagner des titres. Vu son palmarès et son influence sur le football du XXIe siècle, difficile de l’accuser de faire fausse route. Quand on regarde les talents offensifs d’une équipe de France qui n’a jamais eu un tel matériel à disposition, la comparaison avec Barcelone, le Bayern ou Manchester City, qui ne se posent jamais la question d’aller chercher ou non leur adversaire, est probablement plus pertinente qu’avec France 98. Avec Blanc-Desailly protégés par Karembeu, Deschamps et Petit d’un côté du terrain et Guivarc’h de l’autre, les forces n’étaient alors pas tout à fait les mêmes…

Mais revenons à Guardiola, entraîneur dont l’amitié avec Garry Kasparov se retrouve dans la manière de préparer ses matchs. Le Catalan, qui veut la balle pour être maître du jeu, développe des plans très précis pour arriver dans les trente derniers mètres adverses, où le talent individuel doit alors s’exprimer. Sa mission : mettre ses éléments offensifs dans les meilleures conditions, en leur donnant de l’espace pour faire la différence par le dribble ou la passe. Pour cela, il utilise majoritairement des circuits de construction dans les demi-espaces, une zone située entre le milieu et la touche des deux côtés du terrain. « Quatre-vingt-dix pour cent des buts de Manchester City viennent de là », dira même Steve Sidwell, milieu de Brighton qui passe ses diplômes de coach.

Le demi-espace est devenu un élément essentiel de la phase d’attaque placée face à une équipe défendant en zone, puisqu’il se situe naturellement dans l’intervalle entre le joueur central et latéral de chaque ligne adverse. C’est donc dans cet espace que les Français ont essayé d’opérer face au Danemark avec un schéma simple : le défenseur latéral offre une solution en courant le long de la ligne de touche, le milieu axial et l’attaquant restent au cœur du jeu et l’ailier, placé entre les deux, doit trouver l’espace entre le latéral et l’un des défenseurs centraux adverses. En pratique, si les Bleus attaquent à gauche, Hernandez doit occuper le latéral danois et Griezmann le défenseur central droit, ouvrant un espace pour que Lemar, soutenu par N’Zonzi, joue entre les lignes.

L’intelligence du plan danois

Ce plan de jeu, le principal vu dans une rencontre soporifique face à des Danois qui étaient venus prendre le point qui leur manquait pour se qualifier, s’est heurté à deux problèmes. Le manque de qualité devant, d’abord : Sidibé et Hernandez, l’un en petite forme et l’autre à vocation défensive, n’ont jamais représenté une menace obligeant le Danemark à les prendre à deux et laisser des trous ailleurs. Au milieu, N’Zonzi, premier relanceur en tant que milieu reculé à Séville, est un excellent passeur capable de casser des lignes, mais a l’habitude d’être un point d’ancrage qui ne se projette jamais. A ses côtés, Kanté, superbe récupérateur, ne devient relayeur que quand il a du champ, et son association avec N’Zonzi devient redondante si l’adversaire refuse d’attaquer ou de presser. Enfin, plus haut sur le terrain, Lemar tarde à retrouver ses sensations de la saison dernière ; Griezmann « dézone » beaucoup mais prend le risque de marcher sur les pieds de ses partenaires et s’extrait souvent du bloc défensif adverse plutôt que de trouver des espaces en son sein ; et Dembélé a des qualités d’explosivité pour l’instant plus utiles sur l’aile qu’au cœur du jeu, où la densité de joueurs oblige à une finesse de passe de meneur de jeu.

Antoine Griezmann avec le ballon lors du match face au Danemark. / KAI PFAFFENBACH / REUTERS

Mais imputer la stérilité des attaques à la seule faiblesse de Tricolores à l’implication et à l’intensité toute relative serait négliger l’intelligence du plan danois. Renforcée au milieu, l’équipe d’Age Hareide a laissé le ballon avancer jusque dans l’entrejeu pour mieux couper les circuits de passes. Sisto-Delaney d’un côté, Braithwaite-Eriksen de l’autre, les paires ailier-milieu excentré ont fait un choix simple : donner du temps au porteur de balle adverse mais le priver de solutions dans l’axe, avant de coulisser pour aller enfermer en nombre les latéraux tricolores.

Sans milieu axial capable de renverser le rapport de force, en trouvant une passe en profondeur tranchante ou en éliminant un adversaire par le dribble pour mettre fin à l’énorme supériorité numérique de la défense, la France a tourné en rond. Passe simple qui ne fait pas avancer le jeu ou passe risquée qui peut créer un décalage mais aussi lancer une attaque adverse ? Dans le doute, les Bleus, qui finissent à 62 % de possession, ont préféré faire tourner, tentant de contourner le bloc adverse plutôt que de le pénétrer (32 passes de Varane à Sidibé, record du match). Cela confirme un vieux problème : en difficulté face aux blocs bas, ils dépendent alors d’inspirations individuelles. On se rappelle alors des mots de Didier Deschamps à SFR Sport il y a quelques mois. « [Face à un bloc regroupé] Il y a moins de temps, moins d’espaces, donc il faut beaucoup plus de justesse, de déplacements, et voir plus vite pour créer des décalages. C’est là où c’est le plus difficile. » Et, sans un Pogba en accélérateur de particules dans l’entrejeu, cette équipe peut vite sembler à court d’idées.

Christophe Kuchly