L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Quand les acteurs se transforment, il est d’usage que ce soit pour une cause sortant de l’ordinaire. Gary Oldman s’est vieilli, rapetissé, pour célébrer Winston Churchill dans Les Heures sombres (2018). Charlize Theron s’est enlaidie pour toucher à la réalité d’Aileen Wuornos, la meurtrière de Monster (2003).

Quinze ans plus tard, la même Charlize Theron mue à nouveau ; cette fois pour être une femme comme on en croise chaque jour, une mère de famille qui perd pied. Ce n’est pas une petite affaire pour un mannequin qui n’a pas tout à fait abandonné sa profession d’origine, et l’actrice s’y consacre avec l’énergie et l’abnégation farouche qu’on lui a connues aussi bien dans les bas-fonds de Floride (Monster) que dans le désert apocalyptique (Mad Max : Fury Road, 2015).

Si bien que Marlo, la jeune femme épaissie par la grossesse dans Tully, prendra place aux côtés de ces rôles spectaculaires, hissée à ce rang par son interprète, mais aussi par le travail délicat et énergique du duo Jason Reitman (réalisation) – Diablo Cody (scénario).

Lire l’entretien avec Jason Reitman : « Tully est un tour de magie »

Soutien paternel limité

On découvre Marlo comme à travers une eau trouble dans laquelle elle se débat sans jamais arriver à remonter à la surface. Mère de Sarah, petite fille sérieuse, et de Jonah, un enfant aux « besoins spéciaux », selon l’expression en usage aux Etats-Unis, dont le trouble reste hors d’atteinte des médecins, Marlo est enceinte d’un troisième enfant.

Le secours que lui apporte son compagnon Drew (Ron Livingston) est limité à un pourcentage soigneusement calculé des tâches ménagères et parentales, qui, une fois atteint, autorise le patriarche à se réfugier dans la chambre conjugale, où il se consacre à l’extermination de ses adversaires dans un jeu vidéo.

Mackenzie Davis (Tully) et Charlize Theron (Marlo) dans « Tully », de Jason Reitman. / KIMBERLY FRENCH / FOCUS FEATURES/MARS FILMS

Aussi sympathique que soit la physionomie de Ron Livingston, cette figure paternelle tiendra le rôle du méchant dans cette histoire qui ne va pas rester banale. Plus que par la directrice d’école compréhensive, mais impitoyable, plus que par la belle-sœur aussi gourde que cruelle, c’est par le mâle du foyer qu’arrive le malheur.

Tully, c’est une Mary Poppins alternative, l’irruption des charmes et des sortilèges dans le quotidien le plus pesant

Après la naissance de Mia, Marlo finit par accepter la proposition, initialement refusée, que lui avait faite son frère, un parvenu sympathique (Mark Duplass, bénéficiaire de la générosité hors du commun de Diablo Cody à l’égard de certains de ses personnages secondaires) : il s’est engagé à payer les services d’une nounou de nuit, qui viendra chaque soir s’assurer que Marlo et Mia parviennent jusqu’au matin fraîches et reposées. C’est ainsi qu’un soir Tully (Mackenzie Davis) apparaît sur le seuil de la maison de Marlo.

A partir de ce moment, la chronique quotidienne de la maternité, teintée de sarcasmes et de colère (une autre recette de la maison Cody), devient une espèce de conte de fées. Tully prend en main non seulement l’intendance mais aussi la psyché fêlée de son aînée. Jason Reitman prend un plaisir évident à arranger le duo entre les deux actrices, la star qui s’est délibérément ternie, l’étoile ascendante qui brille de sensualité et d’amour. Tully, c’est une Mary Poppins alternative, l’irruption des charmes et des sortilèges dans le quotidien le plus pesant.

Retournement final

Son pouvoir curatif impressionne d’autant que Reitman a donné jusque-là libre cours à ses propres penchants les plus négatifs, ceux qui agaçaient les hygiénistes dans Thank You for Smoking (2005), les féministes dans Juno (2007) ou les syndicalistes dans In the Air (2009). Le réalisateur embrasse la magie avec tant d’enthousiasme qu’on en reste déconcerté, et ravi.

Restait à faire tenir dans le même espace imaginaire ces deux dimensions a priori incompatibles. Le retournement final imaginé par Diablo Cody, et la façon dont Jason Reitman le met en scène, propose un modèle en matière de sidération douce.

Il ne s’agit pas de mettre à l’envers l’esprit du spectateur, comme le faisait M. Night Shyamalan dans Sixième sens (1999), mais de l’accompagner dans sa rêverie, dans ses pensées, autour d’un sujet si banal qu’on n’y accorderait guère d’attention si une star n’avait pas pris une douzaine de kilos pour le porter à l’écran.

TULLY - avec Charlize Theron - Teaser VOST

Film américain de Jason Reitman. Avec Charlize Theron, Mackenzie Davis, Ron Livingston, Mark Duplass (1 h 35). Sur le Web : www.marsfilms.com/film/tully, focusfeatures.com/tully et www.facebook.com/tullymovie